Nietzsche est maudit, est condamné à penser sans cesse, comme le sauvage chasseur de la légende est condamné à chasser éternellement ; ce qui était son plaisir est devenu son tourment, son affliction ; et son souffle, son style, a les halètements, l'ardeur et les battements d'un giber traqué ; son âme a les aspirations et les dépressions de quelqu'un qui n'a jamais de repos et qui n'est jamais satisfait. C'est pourquoi ses plaintes d'Ahasverus sont toujours si émouvantes, ainsi que le cri qu'il pousse à partir du moment où il voudrait la paix, la jouissance et le repos ; mais toujours l'aiguillon de l'éternelle insatisfaction térèbre son âme épuisée et lui fait violence : « L'on aime quelque chose et à peine cette chose est-elle devenue un amour profond que le tyran qu'il y a en nous (et que même nous pourrions nommer notre moi supérieur) dit : c'est précisément cela que tu dois me sacrifier. Et, effectivement, nous le sacrifions, mais non sans être torturé et sans brûler à petit feu. » Toujours ces natures de don Juan doivent abandonner l'ardente volupté de la connaissance, les rapides embrassements des femmes, car le démon de l'insatisfaction qui leur étreint la nuque les pousse plus loin (ce démon qui traque Hölderlin et Kleist et tous les fanatiques idolâtres de l'infini). Et c'est le hurlement perçant d'un gibier en fuite et atteint par une flèche que pousse Nietzsche, lorsque, traqué par le démon de la connaissance, il s'écrie : « Il y a partout, pour moi, des jardins d'Armide et, par conséquent, un arrachement toujours nouveau et de toujours nouvelles amertumes du cœur. Il faut que je lève le pied, mon pied fatigué et blessé, et c'est parce que je suis obligé de le faire que je jette souvent en arrière un regard mécontent sur les plus belles choses qui n'ont pas pu me retenir — précisément parce qu'elles n'ont pu me retenir. »

On ne trouve pas de pareils cris intérieurs, de tels gémissements irrésistibles, sortis du tréfonds de la souffrance, dans tout ce qui, en Allemagne, antérieurement à Nietzsche, s'est appelé philosophie ; peut-être une semblable ardeur éclate-t-elle chez les mystiques du Moyen Âge, les hérétiques, les saints de l'âge gothique (peut-être d'une manière plus sourde et les dents serrées), à travers les mots aux sombres bures. Pascal, lui aussi, plongé de toute son âme dans le purgatoire du doute, connaît ce bouleversement, cet anéantissement de l'âme toujours en quête, mais jamais, ni chez Leibniz, ni chez Kant, Hegel ou Schopenhauer, nous ne sommes ébranlés par ce ton élémentaire. Car, pour aussi loyales que soient ces natures scientifiques, pour aussi courageuse et résolue que nous apparaisse leur concentration vers le tout, ils ne se jettent pourtant pas de cette manière, avec tout leur être, sans partage, cœur et entrailles, nerfs et chair, avec tout leur destin, dans le jeu héroïque de la connaissance. Ils ne brûlent jamais qu'à la manière des bougies, c'est-à-dire seulement par le haut, par la tête, par l'esprit. Une partie de leur existence, la partie temporelle, privée et, par conséquent, aussi la plus personnelle, reste toujours à l'abri du destin, tandis que Nietzsche se risque complètement et entièrement, lui qui continuellement aborde le danger, « non seulement avec les antennes d'une froide pensée », mais avec toutes les voluptés et les tourments de son sang, avec tout l'élan de son destin. Ses pensées ne viennent pas seulement d'en haut, du destin, mais elles sont le produit fiévreux d'un sang traqué et excité, de nerfs vibrant avec violence, de sens non rassasiés, de l'embrassement absolu du sentiment vital : c'est pourquoi ses idées, comme celles de Pascal, se tendent tragiquement, en une histoire passionnée de l'âme ; elles sont la suite, poussée jusqu'à l'extrême, d'aventures périlleuses et presque mortelles — un drame vivant qui nous émeut profondément (tandis que les autres biographies de philosophes n'élargissent pas d'un pouce l'horizon intellectuel). Et pourtant, même dans la détresse la plus amère il ne voudrait pas échanger sa vie, sa « périlleuse vie », avec la leur, qui est un modèle d'ordre, car justement ce que les autres cherchent dans la connaissance, une aequitas animae, un repos stable de l'âme, un rempart contre le débordement des sentiments, Nietzsche le hait, parce que cela diminue la vitalité. Pour lui, le tragique, l'homme héroïque, il ne s'agit pas, dans la « misérable lutte pour l'existence », d'une sécurité accrue, d'une protection contre les mouvements émotionnels. Non, pas de sécurité, jamais de rassasiement ni de contentement de ce que l'on a ! « Comment peut-on être placé dans toute cette merveilleuse incertitude et multiplicité de l'existence sans interroger, sans trembler de curiosité et de la volupté que donne l'interrogation ! » dit-il en raillant orgueilleusement les esprits pot-au-feu, qui sont vite satisfaits. Qu'ils s'engourdissent dans leurs froides certitudes, qu'ils s'encapsulent dans les coquilles de noix de leurs systèmes ; ce qui l'attire, lui, c'est uniquement le flot dangereux, l'aventure, la multiplicité séduisante, la tentation scintillante, l'éternel ravissement et l'éternelle désillusion. Qu'ils continuent de pratiquer leur philosophie dans la maison chaude de leurs systèmes, comme on pratique un commerce, en accroissant honnêtement et par l'épargne leurs biens ; lui n'est attiré que par le jeu, par l'enjeu de la richesse suprême, de sa propre existence. Car, aventurier qu'il est, il n'a même pas l'envie de posséder sa propre vie : ici aussi, il veut encore un héroïque surplus : « C'est l'éternelle vitalité qui importe, et non pas la vie éternelle. »

Avec Nietzsche apparaît pour la première fois sur les mers de la philosophie allemande le pavillon noir du corsaire et du pirate : un homme d'une autre espèce, d'une autre race, une nouvelle sorte d'héroïsme, une philosophie qui ne se présente plus sous la robe des professeurs et des savants, mais cuirassée et armée pour la lutte. Les autres avant lui, également hardis et héroïques navigateurs de l'esprit, avaient découvert des continents et des empires ; mais c'était en quelque sorte dans une intention civilisatrice et utilitaire, afin de les conquérir pour l'humanité, afin de compléter la carte philosophique en pénétrant plus avant dans la terra incognita de la pensée. Ils plantent le drapeau de Dieu ou de l'esprit sur les terres nouvelles qu'ils ont conquises, ils construisent des villes, des temples et de nouvelles rues dans la nouveauté de l'inconnu et derrière eux viennent les gouverneurs et administrateurs, pour labourer le terrain acquis et pour en tirer une moisson — les commentateurs et les professeurs, les hommes de la culture. Mais le sens dernier de leurs fatigues était toujours le repos, la paix et la stabilité : ils veulent augmenter les possessions du monde, propager des normes et des lois, c'est-à-dire un ordre supérieur. Nietzsche, au contraire, fait irruption dans la philosophie allemande comme les flibustiers à la fin du XVIe siècle faisaient leur apparition dans l'empire espagnol — un essaim de desperados sauvages, téméraires, sans frein, sans nation, sans souverain, sans roi, sans drapeau, sans foyer ni domicile. Comme eux, il ne conquiert rien pour lui ni pour personne après lui, ni pour un Dieu, ni pour un roi, ni pour une foi, mais uniquement pour la joie de la conquête, car il ne veut rien posséder, rien acquérir, rien conquérir. Il ne conclut pas de traité et ne bâtit pas de maison ; il dédaigne les lois de la guerre établies par les philosophes et il ne cherche pas de disciple ; lui, le passionné trouble-fête de tout « repos brun », de tout établissement confortable, désire uniquement piller, détruire l'ordre de la propriété, la paix assurée et jouisseuse des hommes ; il désire uniquement propager par le fer et le feu cette vivacité de l'esprit toujours en éveil qui lui est aussi précieuse que le sommeil morne et terne l'est aux amis de la paix. Il surgit audacieusement, renverse les forteresses de la morale, les palissades de la loi ; il ne fait jamais quartier à personne ; aucune excommunication venue de l'Église ou de la Couronne ne l'arrête. Derrière lui, comme après l'incursion des flibustiers, on trouve des églises violées, des sanctuaires millénaires profanés, des autels écroulés, des sentiments insultés, des convictions assassinées, des bercails moraux mis à sac, un horizon d'incendie, un monstrueux fanal de hardiesse et de force. Mais il ne se retourne jamais, ni pour jouir de ce qu'il a acquis, ni pour en faire sa propriété : l'inconnu, ce qui n'a jamais été encore ni conquis ni exploré, est sa zone infinie ; son unique plaisir, c'est d'exercer sa force, de « troubler les endormis ». N'appartenant à aucune croyance, n'ayant prêté serment à aucun pays, ayant à son mât renversé le drapeau noir de l'immoraliste et devant lui l'inconnu sacré, l'éternelle incertitude dont il se sent démoniaquement le frère, il appareille continuellement pour de nouvelles et périlleuses traversées. Le glaive au poing, le tonneau de poudre à ses pieds, il éloigne son navire du rivage et, solitaire dans tous les dangers, il se chante à lui-même, pour se glorifier, son magnifique chant de pirate, son chant de la flamme, son chant du destin :

Oui, je sais d'où je proviens

Toujours à jeun comme la flamme

Je m'embrase et je me consume,

Ce que j'attrape devient lumière,

Et charbon ce que je délaisse,

Oui je suis flamme assurément.

5
Passion
de la sincérité
Il n'y a pour toi qu'un seul commandement : sois pur.

Friedrich Nietzsche avait de bonne heure projeté d'écrire un livre qui s'appellerait Passio nuova ou Passion de la sincérité. Il n'a jamais écrit ce livre, mais (ce qui est mieux) il l'a vécu. Car une sincérité passionnée et fanatique, un amour de la vérité exalté et poussé jusqu'au tourment joue le rôle de cellule créatrice dans la croissance et le développement de Nietzsche : c'est là, profondément accroché dans sa chair, dans son cerveau et dans ses nerfs, le ressort caché, ressort d'acier qui maintient tendue constamment sa pensée et qui la dresse avec une force instinctive et mortelle contre tous les problèmes de la vie.

Sincérité, droiture, pureté, on est un peu surpris de ne rencontrer précisément chez l'« amoraliste » Nietzsche aucun instinct primitif et bizarre, en dehors de ce que les bourgeois, les épiciers, les marchands et les avocats appellent, eux aussi, fièrement, leur vertu : l'honnêteté, la sincérité jusqu'au froid tombeau, par conséquent, une véritable et authentique vertu intellectuelle des pauvres gens, un sentiment tout à fait moyen et conventionnel. Mais dans les sentiments, c'est l'intensité qui fait tout et non pas le contenu ; et il est donné aux natures possédées du démon de reprendre la notion depuis longtemps banalisée et tempérée pour la transporter dans un chaos créateur, dans une sphère de tension infinie.