Avec d'ardentes couleurs, il déroule monstrueusement le drapeau de la volonté de puissance, de la volonté de vivre, de la volonté d'être dur et cruel, et il tend ce drapeau extatiquement à une humanité à venir — sans se douter que la force qui l'anime et qui lui permet de tenir si haut cet étendard est la même qui tend l'arc avec la flèche qui va le tuer.
Car cette dernière santé de Nietzsche, qui dans son exaltation se stimule elle-même jusqu'au dithyrambe, est une autosuggestion, une santé « inventée » ; précisément au moment où il lève joyeusement les mains au ciel, dans l'enivrement de sa force et où il vante (dans Ecce Homo) sa grande santé et jure qu'il n'a jamais été ni malade ni décadent, la foudre vibre déjà dans son sang. Ce qui chante et triomphe en lui, ce n'est pas sa vie, mais c'est déjà sa mort ; ce n'est plus l'esprit fait de science, mais le démon qui saisit sa victime. Ce qu'il prend pour de la lumière, pour la chaleur rouge de son sang, recèle les germes mortels de sa maladie, et le regard clinique de chaque médecin diagnostique aujourd'hui clairement dans ce merveilleux sentiment de bien-être qui s'empare de lui, dans ses dernières heures, ce que nous appelons l'euphorie, cet état de béatitude typique qui précède la fin. Déjà la clarté argentée qui se répand sur ses dernières heures ne fait que projeter devant lui la vibration d'une autre sphère, celle du démon, celle de l'au-delà : mais lui, dans son ivresse, ne le sait plus. Il se sent uniquement illuminé par toute la splendeur et toutes les grâces de la terre.
Les idées jaillissent en lui comme du feu ; la langue frémit d'une puissance primitive, par tous les pores de son discours, et la musique inonde son âme : partout où il regarde, il voit rayonner la paix. Les hommes de la rue lui sourient. Chaque lettre est un message divin et, étincelant de bonheur, il s'écrie dans sa dernière lettre, adressée à son ami Peter Gast : « Chante-moi un nouveau chant. Le monde est transfiguré et tous les cieux se réjouissent. » C'est précisément de ce ciel transfiguré que sort le rayon de feu qui l'atteint, confondant la souffrance et la béatitude dans une seule et indissoluble seconde. Les deux extrémités du sentiment pénètrent en même temps sa poitrine haletante, et dans ses tempes frémissantes le sang fait bruire à la fois la vie et la mort en une musique unique et apocalyptique.
4
Le don Juan
de la connaissance
Ce qui importe, c'est l'éternelle vivacité et non pas la vie éternelle.
Emmanuel Kant vit avec la connaissance comme avec une épouse légitime ; pendant quarante ans, il se couche auprès d'elle dans le même lit spirituel et engendre avec elle toute une lignée allemande de systèmes philosophiques, dont les descendants habitent encore aujourd'hui notre monde bourgeois. Ses rapports avec la vérité sont absolument monogames, comme tous ceux de ses fils spirituels : Schelling, Fichte, Hegel et Schopenhauer. Ce qui les pousse vers la philosophie, c'est une volonté d'ordre, qui n'a absolument rien de démoniaque, une bonne volonté allemande, objective et professionnelle, tendant à discipliner l'esprit et à établir une architectonique ordonnée du destin. Ils ont l'amour de la vérité, un amour honnête, durable, tout à fait fidèle. Mais cet amour est complètement dépourvu d'érotisme, du désir flamboyant de consumer et de se consumer soi-même ; ils voient dans la vérité, dans leur vérité, une épouse et un bien assuré, dont ils ne se séparent jamais jusqu'à l'heure de la mort et à qui ils ne sont jamais infidèles. C'est pourquoi il y a toujours dans leurs relations avec la vérité quelque chose qui rappelle le ménage et les choses domestiques ; et, effectivement, chacun d'eux a bâti, pour y loger lit et fiancée, sa propre maison, c'est-à-dire son système philosophique bien assuré. Et ils travaillent de main de maître, avec la herse et la charrue, ce terrain qui est à eux, ce champ de l'esprit qu'ils ont conquis pour l'humanité parmi les fourrés primitifs du chaos. Avec prudence ils reculent toujours plus loin les bornes de leur connaissance, au sein de la culture de leur temps, et ils augmentent par leur application et leur sueur la récolte spirituelle.
Au contraire, la passion de la connaissance qu'a Nietzsche vient d'un tout autre tempérament, d'un monde du sentiment situé, pour ainsi dire, aux antipodes. Son attitude devant la vérité est tout à fait démoniaque ; c'est une passion tremblante, à l'haleine brûlante, avide et nerveuse, qui ne se satisfait et ne s'épuise jamais, qui ne s'arrête à aucun résultat et poursuit au-delà de toutes les réponses son questionnement impatient et rétif. Jamais il n'attire à lui une connaissance d'une manière durable, pour en faire, après avoir prêté serment et lui avoir juré fidélité, sa femme, son « système », sa « doctrine ».
Toutes l'excitent et aucune ne peut le retenir. Dès qu'un problème a perdu sa virginité, le charme et le secret de la pudeur, il l'abandonne sans pitié et sans jalousie aux autres après lui, tout comme don Juan — son propre frère en instinct — fait pour ses mille e tre, sans plus se soucier d'elles. Car, de même que tout grand séducteur cherche, à travers toutes les femmes, la femme, de même Nietzsche cherche, à travers toutes les connaissances, la connaissance — la connaissance éternellement irréelle et jamais complètement accessible. Ce qui l'excite jusqu'à la souffrance, jusqu'au désespoir, ce n'est pas la conquête, ce n'est pas la possession ni la jouissance, mais toujours uniquement l'interrogation, la recherche et la chasse. Son amour est incertitude et non pas certitude, par conséquent, une volupté « tournée vers la métaphysique » et consistant dans l'« amour-plaisir » de la connaissance, un désir démoniaque de séduire, de mettre à nu, de pénétrer voluptueusement et de violer chaque sujet spirituel — la connaissance étant entendue ici au sens de la Bible, dans laquelle l'homme « connaît » la femme et par là lui ôte son secret. Il sait, cet éternel relativiste des valeurs, qu'aucun de ces actes de connaissance, aucune de ces prises de possession par un esprit ardent, n'est réellement une « connaissance définitive » et que la vérité, au sens dernier du mot, ne se laisse pas posséder ; car « celui qui pense être en possession de la vérité, combien de choses ne laisse-t-il pas échapper ! » C'est pourquoi Nietzsche ne se met jamais en ménage, en vue d'économiser et de conserver, et il ne bâtit pas de maison spirituelle ; il veut (ou peut-être y est-il forcé par l'instinct nomade de sa nature) rester éternellement sans possession, le Nemrod solitaire qui porte ses armes errantes dans toutes les forêts de l'esprit, qui n'a ni toit, ni femme, ni enfant, ni serviteur, mais qui, en revanche, possède la joie et le plaisir de la chasse ; comme don Juan, il aime non pas la durée du sentiment mais les « moments de grandeur et de ravissement » ; il est attiré uniquement par les aventures de l'esprit, par ces « dangereux peut-être » qui vous font plein d'ardeur et vous stimulent tant qu'on les poursuit, mais qui ne rassasient pas dès qu'on les atteint ; il veut non pas une proie, mais (comme il se décrit lui-même dans le don Juan de la connaissance) simplement l'« esprit, le chatouillement et les jouissances de la chasse et des intrigues de la connaissance — jusqu'à ses plus hautes et plus lointaines étoiles —, jusqu'à ce que finalement il ne lui reste plus rien à chasser que ce qu'il y a dans la connaissance d'infiniment malfaisant, comme le buveur qui finit par boire de l'absinthe et des alcools qui sont de véritables acides ».
Car don Juan, dans l'esprit de Nietzsche, n'est pas un épicurien, un grand jouisseur : pour cela il manque à cet aristocrate, à ce gentilhomme aux nerfs subtils, le lourd contentement de la digestion, le paresseux bien-être du rassasiement, la vantardise qui fait parade de ses triomphes et la satisfaction complète. Le chasseur de femmes (comme le Nemrod de l'esprit) est lui-même éternellement traqué par un instinct inextinguible ; le séducteur sans scrupules est lui-même séduit par sa curiosité brûlante ; c'est un tentateur qui est tenté de tenter sans cesse toutes les femmes dans leur innocence méconnue, tout comme Nietzsche interroge uniquement pour interroger, pour l'inextinguible plaisir psychologique. Pour don Juan, le secret est dans toutes et dans aucune, dans chacune pour une nuit et dans aucune pour toujours : c'est exactement ainsi que, pour le psychologue, la vérité n'existe, dans tous les problèmes, que pour un moment et il n'y en a pas où elle existe pour toujours.
C'est pourquoi la vie intellectuelle de Nietzsche n'a pas de point de repos, de surface calme, comme celle d'un miroir : elle est absolument torrentueuse, changeante, remplie de détours soudains, de volte-face et de courants violents. Chez les autres philosophes allemands, l'existence s'écoule avec une tranquillité épique ; leur philosophie consiste à continuer de filer commodément et, en quelque sorte, mécaniquement un fil une fois débrouillé ; ils philosophent assis dans leur fauteuil, les membres détendus, et c'est à peine si l'on constate, tandis qu'ils pensent, un accroissement de la pression sanguine dans leur corps, une fièvre dans leur destin. Jamais on n'a chez Kant cette impression émouvante d'un esprit saisi par ses pensées comme par un vampire et subissant douloureusement la nécessité épouvantable de créer et d'élaborer des idées ; et Schopenhauer, à partir de sa trentième année, dès l'achèvement du Monde comme volonté et représentation, arbore la mine satisfaite d'un employé qui va prendre sa retraite avec les mille petites amertumes d'une carrière qui stagne. Tous marchent d'un pas précis, ferme et assuré, dans un chemin choisi par eux, tandis que Nietzsche a l'air toujours traqué et toujours poussé vers l'inconnu. C'est pourquoi l'histoire intellectuelle de Nietzsche (comme les aventures de don Juan) prend une forme tout à fait dramatique ; c'est une chaîne d'épisodes surprenants et dangereux, une tragédie qui, sans aucun point d'arrêt, avec des transports incessants, passe d'une péripétie à une autre, encore plus aiguë, pour aboutir finalement à l'inévitable chute et à l'anéantissement dans l'abîme infini. Et c'est précisément cette absence de repos dans la recherche, cette incessante obligation de penser, cette contrainte démoniaque à aller de l'avant qui donne à cette existence unique un tragique inouï et nous la rend si séduisante comme œuvre d'art (parce qu'il n'y a en elle rien du caractère professionnel et tranquillement bourgeois).
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