Car, en même temps que sa « faiblesse », que sa douceur et sa bonté, Nietzsche brûle aussi toutes les choses humaines qui l'unissent aux hommes ; il perd ses amitiés, ses relations, ses attaches ; et son dernier morceau de vie devient peu à peu si ardent, si intensément rougi par sa propre flamme que tous ceux qui veulent le toucher se brûlent la main. Tout comme avec la pierre infernale on cautérise une plaie pour éviter les impuretés, Nietzsche brûle violemment son sentiment, pour le conserver pur et sincère ; il se traite lui-même, sans aucun ménagement, avec le fer rouge de sa volonté d'extrême véracité : c'est pourquoi sa solitude est aussi le résultat de la contrainte. Mais en vrai fanatique, il sacrifie tout ce qu'il aime, même Richard Wagner dont l'amitié représentait naguère la rencontre la plus sacrée ; il se fait pauvre, solitaire et haï, il préfère devenir un malheureux ermite pour être sûr de rester vrai et d'accomplir jusqu'au bout l'apostolat de sa probité. Comme pour tous les possédés du démon, sa passion — chez lui, celle de la probité — devient progressivement dominante, monomaniaque et consume dans sa flamme tous les autres secteurs de sa vie ; et comme tous les autres possédés du démon, il ne connaît à la fin plus rien d'autre que sa passion. C'est pourquoi il faut que l'on renonce enfin, une fois pour toutes, à ces questions de maître d'école : « Que voulait Nietzsche ? Que pensait Nietzsche ? Vers quel système, quelle philosophie tendait-il ? » Nietzsche ne voulait rien : il y a simplement en lui une passion excessive de la vérité — passion qui jouit d'elle-même. Elle ne connaît aucune finalité ; Nietzsche ne pense pas pour améliorer ou instruire l'univers, ni pour l'apaiser ou pour s'apaiser lui-même : son extatique ivresse de pensée est une fin en soi, une jouissance qui se suffit à elle-même, une volupté tout à fait personnelle et individuelle, complètement égoïste et élémentaire, comme toute passion démoniaque. Jamais, dans cette énorme dépense de forces, il ne s'agit d'une « doctrine » (il y a longtemps qu'il a dépassé « le noble enfantillage et les débuts du dogmatisme ») et encore moins d'une religion (« En moi il n'y a rien d'un fondateur de religion. Les religions sont des affaires pour le peuple »). Nietzsche pratique la philosophie comme un art et, par conséquent, en tant que véritable artiste il ne cherche pas de résultats, de choses froidement définitives, mais simplement un style, le « grand style de la morale », et il éprouve tout à fait en artiste tous les frissons des inspirations soudaines (et il en jouit). C'est pourquoi peut-être, et même probablement, l'on commet une erreur en donnant à Nietzsche le nom de philosophe, c'est-à-dire d'ami de la Sophia, la sagesse. Car l'homme passionné manque toujours de sagesse et rien n'était plus étranger à Nietzsche que de parvenir au but accoutumé des philosophes, à un équilibre du sentiment, à un repos et à une tranquillitas, à une sagesse « brune », repue de satisfaction, au point rigide d'une conviction persistant une fois pour toutes. Il « dépense et consomme » des convictions successives ; il rejette ce qu'il a acquis et, pour cette raison, il vaudrait mieux l'appeler un « Philalèthe », un fervent passionné de l'Aletheia, la vérité, de cette virginale et cruelle déesse séductrice, qui sans cesse, comme Artémis, entraîne ses amants dans une chasse éternelle, pour rester, malgré tout, toujours inaccessible, derrière ses voiles déchirés. C'est que la vérité telle que Nietzsche la comprend n'est pas une forme rigide et cristalline de la vérité, mais bien la volonté ardente et brûlante d'être vrai et de rester vrai, non pas le terme final d'une équation, mais bien une incessante et démoniaque élévation à une puissance plus haute et une tension de son propre sentiment vital, une exaltation de la vie au sens de la plus entière plénitude : Nietzsche ne veut jamais et en aucun cas être heureux, mais bien être vrai. Il ne cherche pas le repos (comme les neuf dixièmes des philosophes), mais bien, en qualité d'esclave et de serviteur du démon, le superlatif de toutes les excitations et de tous les mouvements. Or, toute lutte pour l'inaccessible acquiert un caractère d'héroïsme et tout héroïsme aboutit nécessairement, à son tour, à ce qui en est la conséquence la plus sacrée, c'est-à-dire la chute.
Une exigence de probité poussée à ce degré de fanatisme, implacable et dangereuse, devait inévitablement mener Nietzsche au conflit avec le monde, un conflit meurtrier, suicidaire. La nature, qui est faite de mille éléments, repousse nécessairement toute outrance unilatérale. Toute vie est, au fond, établie sur la conciliation, sur l'indulgence (c'est ce que Goethe, lui qui dans son être reflétait si sagement l'essence de la nature, reconnut et appliqua de bonne heure). Pour se maintenir en équilibre, elle a besoin, tout comme les hommes, des situations moyennes, des concessions, des compromis et des pactisations. Et celui qui a la prétention tout à fait antinaturelle et absolument anthropomorphe de ne pas participer à la superficialité, aux concessions et aux conciliations de ce monde, celui qui veut s'arracher par la violence aux réseaux de liaisons et de conventions tissés par les siècles entre, malgré lui, en opposition mortelle avec la société et avec la nature. Plus un individu prétend énergiquement « aspirer à la pureté absolue », plus le temps lui témoigne d'hostilité. Soit qu'il persiste, comme Hölderlin, à vouloir donner une forme uniquement poétique à une vie essentiellement prosaïque, soit qu'il prétende, comme Nietzsche, pénétrer l'infinie confusion des vicissitudes terrestres, dans chaque cas ce désir dépourvu de sagesse, mais héroïque, constitue une révolte contre les usages et les règles et engage le téméraire dans un isolement irrémédiable, dans une guerre superbe, mais sans espoir. Ce que Nietzsche appelle la « mentalité tragique », la résolution d'aller jusqu'au bout dans n'importe quel sentiment, passe de l'esprit dans la réalité vivante et crée la tragédie. Celui qui veut imposer à la vie, ne fût-ce qu'une seule loi, celui qui dans le chaos des passions veut faire aboutir une passion unique, la sienne, devient solitaire et, en tant que solitaire, il est anéanti : fou qu'il est dans sa rêverie, s'il agit inconsciemment, mais héros, s'il connaît le péril et, néanmoins, le défie. Nietzsche, si passionné qu'il soit dans sa sincérité, est de ceux qui savent. Il connaît le danger auquel il s'expose ; il sait depuis le premier moment, depuis le premier de ses écrits, que sa pensée tourne autour du centre périlleux et tragique, qu'il vit une vie dangereuse, mais (en tant que héros de l'esprit au caractère véritablement tragique) il n'aime la vie qu'à cause de ce danger qui, précisément, anéantit sa propre vie. « Bâtissez vos maisons au bord du Vésuve », crie-t-il aux philosophes pour les aiguillonner vers une conscience plus haute de la destinée, car « le degré de danger dans lequel un homme vit avec lui-même » est, pour lui, la seule mesure valable de toute grandeur. Seul celui qui joue sublimement le tout pour le tout peut gagner l'infini ; seul celui qui risque sa propre vie peut donner à son étroite forme terrestre la valeur de l'infini. « Fiat veritas, pereat vita » ; qu'importe s'il en coûte la vie, pourvu qu'advienne la vérité. La passion est plus que l'existence, le sens de la vie est plus que la vie elle-même. Avec une énorme puissance Nietzsche, dans son extase, donne peu à peu à cette pensée une forme grandiose et qui dépasse de beaucoup sa propre destinée : « Nous préférons tous la ruine de l'humanité à la ruine de la connaissance. » Plus son sort devient précaire, plus il se rapproche de l'éclair suspendu au-dessus de sa tête dans le ciel toujours plus éthéré de l'esprit, plus la soif qu'il a de ce conflit ultime se fait provocante, joyeusement fataliste.
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