« Je connais mon sort, dit-il à la veille de la chute ; un jour s'attachera à mon nom le souvenir de quelque chose d'extraordinaire, d'une crise comme il n'y en a eu aucune autre sur la terre, le souvenir de la plus profonde collision de conscience, d'une résolution conjurée contre tout ce qui, jusqu'alors, était sacré et article de foi » ; mais Nietzsche aime ce suprême abîme de toute connaissance, et tout son être va au-devant de cette résolution mortelle. « Quelle dose de vérité l'homme peut-il supporter ? » Telle fut la question que se posa ce courageux penseur pendant toute son existence ; mais, pour approfondir complètement la mesure de cette capacité de connaissance, il est obligé de franchir la zone de sécurité et d'atteindre l'échelon où l'homme ne la supporte plus, où la dernière connaissance devient mortelle, où la lumière est trop proche et vous aveugle. Et, précisément, ces derniers pas en avant sont les plus inoubliables et les plus puissants dans la tragédie de son destin : jamais son esprit ne fut plus lucide, son âme plus passionnée, et sa parole ne contient plus d'allégresse et de musique que lorsqu'il se jette, en pleine connaissance et de sa pleine volonté, des hauteurs de la vie dans l'abîme du néant.

6
Marche progressive
vers soi-même
Le serpent qui ne peut pas muer périt. De même les esprits que l'on empêche de changer d'opinions : ils cessent d'être esprits.

Les hommes d'ordre, pour aussi aveugles qu'ils soient d'habitude devant ce qui est original, ont un instinct infaillible pour découvrir ce qui leur est hostile ; longtemps avant que Nietzsche ne se révélât l'amoraliste et l'incendiaire de leurs parcs à morale bien clos, ils ont senti en lui un ennemi : leur flair en savait plus long sur son compte que lui-même. Il les gênait (personne n'a possédé à un plus haut degré the gentle art of making ennemies), comme un type douteux, comme un éternel outsider de toutes les catégories, comme un métis de philosophe, de philologue, de révolutionnaire, d'artiste, de littérateur et de musicien ; dès la première heure les hommes de métier l'ont haï parce qu'il sortait des frontières. À peine le philologue publie-t-il son œuvre de début que le maître de la philologie, Wilamowitz (il l'est resté pendant un demi-siècle, tandis que son adversaire allait en grandissant vers l'immortalité), cloue au pilori, devant tous ses collègues, celui qui a osé franchir les limites professionnelles. Les wagnériens se méfient autant (et combien justement !) du panégyriste passionné et les philosophes de ses travaux sur la connaissance : même avant qu'il ne soit sorti de la chrysalide du philologue, même avant qu'il n'ait des ailes, Nietzsche a déjà contre lui les spécialistes. Seul le génie, connaisseur des changements, seul Richard Wagner aime dans cet esprit, en voie de devenir, son futur ennemi. Mais les autres flairent et sentent aussitôt un danger dans sa manière hardie de prendre les choses de loin : ils sentent là quelqu'un qui n'est pas sûr, qui ne restera pas fidèle à ses convictions, dans cette liberté sans frein que le plus libre des hommes pratique envers toutes choses et, par conséquent, aussi envers soi. Et même aujourd'hui que son autorité les intimide et les rend réservés, les spécialistes voudraient bien enfermer de nouveau le « Prince hors la loi » dans un système, une doctrine, une religion ou un message. Ils voudraient bien qu'il fût, comme eux-mêmes, lié à des convictions, muré dans une conception de l'univers — précisément ce qu'il craignait le plus. Ils voudraient imposer à cet homme sans défense une position définitive, non contradictoire, et fixer ce nomade (lui qui a conquis le monde infini de l'esprit) dans une demeure, alors qu'il n'en posséda jamais et n'en désira pas.

Mais Nietzsche ne peut pas être encagé dans une doctrine ; il ne peut pas être cloué à une conviction (jamais dans ces pages on n'a essayé d'extraire, à la manière d'un maître d'école, d'une émouvante tragédie de l'esprit une froide « théorie de la connaissance »), car jamais ce passionné relativiste de toutes les valeurs ne s'est attaché durablement à aucune parole de ses lèvres, à aucune conviction de sa conscience, à aucune passion de son âme, et jamais il ne s'est considéré comme lié par elles. « Un philosophe utilise et consomme des convictions », répond-il hautainement aux esprits sédentaires qui se vantent fièrement de leur caractère et de leurs convictions. Chacune de ses opinions n'est qu'une transition ; et même son propre moi, sa peau, son corps, sa structure intellectuelle n'ont jamais été, à ses yeux, qu'une multiplicité, une « maison de société pour de nombreuses âmes » : il a prononcé, littéralement, un jour, la plus hardie de toutes les paroles : « Il est désavantageux pour le penseur d'être lié à une seule personne. Lorsqu'on s'est trouvé soi-même, il faut essayer, de temps en temps, de se perdre — et puis de se retrouver. » Son essence est une continuelle transformation, la connaissance de soi-même par la perte de soi-même, c'est-à-dire un éternel devenir et jamais un être rigide et un repos : c'est pourquoi le seul impératif de vie qui se rencontre dans tous ses écrits est « deviens qui tu es ». C'est ainsi que Goethe, lui aussi, a dit ironiquement qu'il était toujours à Iéna, lorsqu'on le cherchait à Weimar, et l'image favorite de Nietzsche relative à une peau de serpent qu'on dépouille se trouve cent ans plus tôt dans une lettre de Goethe ; mais combien contradictoires sont le développement réfléchi de Goethe et la transformation éruptive de Nietzsche ! Car Goethe élargit sa vie autour d'un centre fixe, comme un arbre ajoute tous les ans un nouvel anneau à son tronc interne et caché ; et tandis qu'il se débarrasse de son écorce extérieure, il devient toujours plus ferme, plus fort, plus haut et voit toujours plus loin. Son développement est dû à la patience, à une coriace et constante force d'absorption, capable en même temps de favoriser la croissance et de consolider la résistance d'une défense du moi, alors que Nietzsche ne connaît que la violence, la véhémence chaotique de sa volonté. Goethe s'élargit sans jamais sacrifier une partie de soi-même ; il n'a jamais besoin de se retirer pour s'élever ; Nietzsche, au contraire, l'homme des métamorphoses, est toujours obligé de se détruire, pour se reconstruire en entier. Tous ses gains spirituels et ses nouvelles découvertes résultent de déchirements meurtriers du moi et de croyances perdues, d'une décomposition ; pour monter plus haut, il est toujours obligé de rejeter une partie de son moi (tandis que Goethe ne sacrifie rien et se borne à transformer chimiquement et à distiller ses éléments). Nietzsche, pour atteindre une vue plus libre et plus haute, doit toujours passer par la douleur et le déchirement : « La rupture de tout lien individuel est dure, mais une aile me pousse à la place de chaque lien. » Étant une nature essentiellement démoniaque, il ne connaît que la plus brutale des transformations, celle qui s'opère par la combustion : comme le phénix doit passer avec tout son corps dans le feu destructeur pour renaître, en chantant, de sa propre cendre, avec de nouvelles couleurs et un nouvel essor, le fils de l'esprit, dans le sens de Nietzsche, doit passer avec toute sa foi à travers le bûcher de la contradiction, qui dévore son moi, pour que l'esprit s'élève sans cesse, renouvelé et libre de toute ancienne conviction.

Dans son tableau changeant de l'univers, rien ne demeure intact, rien ne résiste à la contradiction : c'est pourquoi ses diverses phases ne se suivent pas fraternellement, mais de manière hostile. Il est toujours sur le chemin de Damas ; ce n'est pas une seule fois qu'il change de croyance ou de sentiment, mais d'innombrables fois, car chaque nouvel élément spirituel pénètre, chez lui, non pas seulement dans son esprit, mais encore jusque dans ses entrailles : les connaissances morales et intellectuelles se transforment chez lui en modifiant la circulation de son sang, son sentiment et sa pensée. Comme un joueur téméraire, Nietzsche (ainsi que Hölderlin l'exige, un jour, de lui-même) « expose toute son âme à la puissance destructive de la réalité », et, dès le début, l'expérience et les impressions qu'il ressent prennent la forme d'éruptions violentes et complètement volcaniques. Lorsque, étant jeune étudiant, à Leipzig, il lit Le Monde comme volonté et représentation de Schopenhauer, il ne peut pas dormir pendant dix jours ; tout son être est bouleversé par un cyclone ; la foi sur laquelle il s'appuie s'écroule avec fracas ; et quand son esprit ébloui sort peu à peu de ce vertige et retrouve son sang-froid, il a devant lui une philosophie complètement changée, une nouvelle conception de la vie. De même sa rencontre avec Richard Wagner devient la source d'un amour passionné, qui élargit à l'infini l'envergure de sa sensibilité. Lorsqu'il est revenu de Triebschen à Bâle, sa vie a pris un nouveau sens : du jour au lendemain le philologue est mort en lui et la perspective du passé, de l'historique, a fait place à celle de l'avenir. Et c'est précisément parce que toute son âme était pleine de cet ardent amour spirituel qu'ensuite la rupture avec Wagner ouvre en lui une plaie béante et presque mortelle, qui continuellement coule et suppure, qui jamais ne se fermera ni ne se cicatrisera complètement. Toujours, comme dans un tremblement de terre, à chacun de ces ébranlements spirituels, tout l'édifice de ses convictions s'effondre et toujours Nietzsche est obligé de se reconstruire de fond en comble. Rien ne croît en lui doucement, silencieusement, organiquement, comme les choses de la nature ; jamais son être intérieur ne s'étend et ne se développe par un travail secret, en élargissant sa base : tout — même ses propres idées — le frappe « comme des coups de foudre » ; toujours un univers doit être anéanti en lui, pour que son Cosmos se reforme. Cette force explosive de l'idée chez Nietzsche est sans exemple : « Je voudrais bien, écrit-il un jour, être délivré de l'expansion de sentiment que comportent de pareilles productions ; la pensée m'est assez souvent venue que je mourrai soudain d'une chose semblable. » Et, effectivement, il y a toujours quelque chose qui meurt en lui au milieu de ses renouvellements spirituels ; toujours, dans son tissu interne, il y a quelque chose de déchiré, comme si l'on y plongeait un couteau d'acier tranchant toutes les relations antérieures. Toujours, toute la demeure spirituelle est brûlée et carbonisée, jusqu'à en devenir méconnaissable, par le jet de flamme d'une nouvelle inspiration.