Sauf que Federico va lui donner une autre tournure : elle mourra non pas au combat et par conviction mais par amour, elle qui n’aura connu que frustration et dépit. Au-delà de l’histoire bien réelle de celle qui lutta contre l’absolutisme de Ferdinand VII, le dramaturge brosse une légende et recourt à la poésie, à ces fameuses coplas qui, ensuite, vont nourrir toute sa production dramatique. C’est là la première de ces femmes tragiques, de ces amoureuses frustrées et malheureuses du théâtre lorquien. Sa première grande pièce, Mariana Pineda, triomphe à Barcelone, au théâtre Goya, le 24 juin 1927, puis à Madrid au théâtre Fontalba le 12 octobre.

Dès lors le dramaturge se sent pousser des ailes et prend son essor. Mais où puiser l’inspiration sinon dans cette campagne andalouse, dans ces villages de son enfance et son adolescence, dans cette Vega de Grenade où il vient chaque été se ressourcer et écrire. Et ce qui le frappe, lui qui, dès le départ, même à travers l’innocente « phalène » abusée de son premier essai, ou cette Mariana Pineda abandonnée par son amant et qui scande, aux portes de la mort : « Amour, amour, amour, solitude éternelle*5 ! », c’est exclusivement le destin des femmes. Plus précisément, maintenant qu’il se sent plus ferme sur les planches, le drame de la femme andalouse, soumise aux lois d’une société archaïque et verrouillée par ses codes, ses traditions et ses impératifs moraux. Il va alors nous livrer ce monde de frustration, de passion, de douleur en trois volets, qu’on appellera la « trilogie paysanne » : Noces de sang, ou la tragédie de l’impossible amour, Yerma, ou le drame de la femme qui n’a pas d’enfant, et La Maison de Bernarda Alba, où Lorca abat ses dernières cartes en exhibant ces femmes et filles toutes recluses sous l’impitoyable férule des conventions sociales, incarnées dans le personnage de la Mère, dont le modèle primordial se trouve justement dans Noces de sang.

Une tragédie rurale

En rédigeant Noces de sang, qui sera représentée en 1933, Federico n’oublie jamais qu’il est un homme de la terre. Aussi sa pièce se nourrit-elle de préoccupations paysannes : si la Fiancée n’a pas épousé son premier amoureux, c’est parce qu’il ne disposait que d’une paire de bœufs, alors que le second est riche de ses vignes et de ses oliviers. Il sait de quoi il parle, ayant entendu son père compter ses biens, projeter leur extension dans la Vega de Grenade, et évoquer les diverses opérations financières qui auront forgé une fortune dont le poète – étudiant attardé et oisif à Madrid – a pu grandement bénéficier. Le paysan aspire à faire fructifier sa terre : ici la vigne, là l’alfa, malgré l’ingratitude de la terre. Sauf qu’ici, dans cette œuvre primordiale, nul n’échappe à la loi du désert, celui de la campagne andalouse, et au désert des cœurs : pour la première fois sur scène, préfigurant le théâtre de l’absurde et l’existentialisme camusien, le ciel et les dieux déterminent le destin des humains. Tirant les fils de ces pantins, mais cette fois sans l’artifice guignolesque. Ici c’est la lune, toujours maléfique dans l’imaginaire lorquien, qui éclairera le poignard assassin, qui poussera à la mort et à la désolation.

Cette tragédie rurale, Noces de sang, est née d’un fait divers dont la vulgarité crapuleuse sert le projet mythique que le dramaturge entend réaliser. Ces noces sanglantes sont celles de la Fiancée – elle n’a pas d’autre nom : c’est un archétype – qui, au moment de se rendre à l’église où se sacrera l’union, choisit de s’enfuir avec son ancien amoureux ; au cours d’une battue, elle est retrouvée dans les bois, la robe déchirée, près de Leonardo – l’amant qui est le seul personnage nommé –, tué par le frère du Fiancé. Comme il l’a souvent fait dans sa poésie, Lorca exalte le rôle de la Lune maléfique, avec sa funeste couleur jaune, instrument du fatum qui s’exprime par le couteau vengeur et assassin. Mais cette pièce, qui puise dans la réalité la plus ordinaire, est traitée à la fois comme une rêverie surréaliste et un constat social alimentant un théâtre empreint de passion, d’âpreté et de sensualité, ou de sexualité. Avec, sous-tendant l’arc dramatique, l’exigence de l’honneur : la Fiancée revendique sa pureté comme le fera au troisième volet de cette trilogie Bernarda Alba clamant la virginité d’Adela, sa fille, contre toute vérité.

En réalité, le seul thème authentique de toute l’œuvre lorquienne, qui alimente poèmes, chansons, comédies et drames, est l’amour inabouti, la passion amoureuse frustrée, assassinée.

Nous sommes toujours en cet été glorieux de 1932 où Federico a changé le cours de l’histoire du théâtre en Espagne en promenant un mois durant sa « Barraca » sur les routes espagnoles. On sait qu’à l’avènement de la République, le poète se vit confier une mission : la création d’un théâtre populaire, valorisant le patrimoine théâtral classique de l’Espagne en le promenant dans les campagnes et touchant un public fort éloigné de la culture des villes. Ce qu’il va faire avec un enthousiasme qui le renvoie, une fois de plus, à ses aspirations juvéniles, quand il rêvait, avec son ami Manuel de Falla, de créer un théâtre de guignol et de parcourir toute l’Andalousie. Lorca s’initie là aux grandes œuvres du Siècle d’Or espagnol en même temps qu’il les met en scène : intermèdes de Cervantès, comédies de Lope de Vega, de Tirso de Molina et de Calderón. Tout en repensant cet univers dramatique qui bouillonne dans sa tête. Mais en même temps, il réalise son rêve d’être acteur, et le voilà déclamant le long poème dramatique d’Antonio Machado, son aîné : La Terre d’Alvargonzález, ou inventant pour lui-même un jeu de scène baroque et fou, quand il interprète dans La vie est un songe, en version d’auto sacramental – semblable à nos mystères médiévaux –, le rôle de l’Ombre (Sombra), tout couvert de voiles noirs qui le font ressembler à l’une de ces veuves qui peuplent son théâtre, et tout aussi allégoriques. À cette école, par cette pratique, Lorca va, en effet, porter son propre théâtre à son apogée, en recourant à sa ruralité initiale, et andalouse, et en la drapant d’éternité.

Début août, avant de retourner dans ses terres, il donne une ultime représentation de son répertoire à la Résidence des étudiants, avec toujours au programme les intermèdes cervantins et La vie est un songe, de Calderón, achevant de convaincre l’intelligentsia espagnole de ce retour bénéfique aux grands classiques. Notons précisément que cette ultime soirée fut honorée de la présence du grand Unamuno, recteur de l’université de Salamanque, tout auréolé de la gloire d’avoir été sauvé (par un officier breton de la Royale) de son exil canarien où l’avait reclus la dictature du général Primo de Rivera. Voilà donc Lorca à la Huerta de San Vicente, auprès des siens, et c’est là qu’il va mettre la dernière main au drame rural entrepris depuis quelques années, après avoir lu dans la presse un jour de 1928 ce fait divers qui déclencha chez lui le poème dramatique qu’il déverse maintenant, fiévreusement, sur ses feuillets.

Bodas de sangre Noces de sang, par sa forme lyrique, tient plus du poème dramatique que du drame rural, à cent lieues de ces tragédies bucoliques au parler paysan factice ou artificiel produites par ses glorieux prédécesseurs, le prix Nobel Jacinto Benavente (La Malquerida, 1913) ou les frères Álvarez Quintero (Malvaloca, 1912, où, fait notable, l’amant de celle qu’on surnomme ainsi (malvaloca est la rose trémière) s’appelle justement Leonardo, comme l’amoureux de la pièce de Lorca) ; et c’est cette authenticité paysanne et ce lyrisme qui ont fort justement séduit la postérité : la scène, la danse, le cinéma se sont emparés de cette pièce lorquienne. La critique académique, autrement dit universitaire, a été plus réservée, perturbée par ce mélange des genres, et surtout par ce retour aux coplas – couplets – de la mythologie gitane, et donc à cet « andalousisme » parfois décrié du Romancero gitan. Hormis l’anathème de Borges traitant Lorca d’« Andalou professionnel », signalons surtout la sanction critique, les haut-le-cœur et la dent dure de Salvador Dalí à l’encontre de ce qu’il qualifiait dédaigneusement, lui le Catalan, de folklore du Sud en rappelant son ami à l’ordre surréaliste ; avec la complicité de Buñuel, ancien grand ami de Lorca, produisant ce court-métrage scandaleux, Un chien andalou, dont la cible était sans nul doute Federico.

Une inspiration musicale

Avec García Lorca, nous avons bel et bien affaire à un artiste complet : homme de théâtre, il est aussi dessinateur et peintre, et puis il est musicien, promis à une brillante carrière de pianiste que seule la mort de son professeur, à Grenade, vient interrompre. Son morceau de bravoure à l’âge de seize ans est la Sonate au clair de lune, de Beethoven, et c’est par l’interprétation d’une sonate de ce compositeur, et peut-être cette même sonate no 14, opus 27 que Federico séduisit Fernando de los Ríos qui, ministre de la République, lui confiera peu après la direction et l’organisation de La Barraca. Ce goût pour la musique est un héritage familial ou génétique.