On sait que le père de Federico jouait de la guitare en chantant et que son oncle Baldomero avait le don de composer des coplas, des couplets spirituels et poétiques qu’il chantait. Et puis sa cousine Aurelia était aussi une excellente guitariste. Federico lui-même prit des cours de guitare alors qu’il était déjà un pianiste accompli. Chez les Lorca, alors que tout le monde chantait et faisait de la musique, comment le jeune Federico n’en aurait-il pas été contaminé ? Quant à doña Vicenta, sa mère, elle avait un goût prononcé pour la musique classique : lorsque la famille quitta la campagne pour s’installer à Grenade, elle acheta tout aussitôt un gramophone, cet appareil d’invention allemande qui allait envahir l’Europe au début du XXe siècle.

Notre dramaturge, qui aimait travailler en musique, non pour se distraire, mais au contraire pour y puiser une certaine force, un souffle, une inspiration, écrivit Noces de Sang – ou du moins certaines scènes, car la pièce a été en gestation pendant près de trois ans – en écoutant à satiété des disques de flamenco ainsi qu’une cantate de Bach (probablement la BWV 140 : Wachtet auf, ruft uns die Stimme), ce qui rendait fou tout son entourage. Si l’on songe que ces disques de 90 à 100 tours minute – le 78 tours n’apparaissant qu’après 1920 – n’avaient sur le phonographe qu’une durée de moins de trois minutes, au bout desquelles Lorca, on l’imagine, se levait précipitamment de sa table pour changer la face du disque et en poser un autre sur le plateau, cela pourrait expliquer, peut-être, la brièveté des dialogues ou le rythme syncopé des couplets, quelquefois coupés en deux ; ainsi :

JEUNE FILLE 2

Tu quittes ta maison

pour aller à l’église !

SERVANTE

Le vent lève des fleurs

sur les sables !

comme si Lorca avait juste eu le temps d’inventer une phrase et de composer deux vers, sur un air de seguiriya. Et peut-être tambourinait-il des doigts sur sa table, en simulant le raclement de la guitare.

Nous avons là une pièce fortement marquée, d’une part, par l’Andalousie et la mythologie gitane, que le poète avait tant exploitées dans ses deux premiers livres de poèmes, Romancero gitan et Poème du Cante jondo, et d’autre part une structure dramatique qui, en certaines scènes duelles – les voix alternées de la Belle-Mère et de la Femme au lever de rideau du deuxième tableau, qui se répètent à la tombée de rideau ; les voix croisées du deuxième acte célébrant les noces où interviennent les Jeunes Filles, la Servante, la Fiancée, les Garçons et même Leonardo ; le bel échange lyrique entre la Lune et la Mendiante au troisième acte, et surtout le chant alterné de la Mère et de la Fiancée en toute fin du dernier tableau –, fait inévitablement penser à un oratorio : des voix croisées, fuguant et se chevauchant, des refrains lyriques faisant office de leitmotive, voilà ce que Lorca a dû retenir de son écoute de la cantate de Bach.

L’invention de la tragédie

Il convient de démonter la trame de cette « tragédie en trois actes et sept tableaux » qui s’ouvre sur un décor peint en jaune, couleur de lune maléfique, certes, comme le voulait l’auteur, mais aussi couleur de l’angoisse ; il n’est que de rappeler cette phrase de Sartre à propos de peinture : « L’angoisse du Tintoret était devenue ciel jaune*6. » Dès le lever du rideau le spectateur doit éprouver cette inquiétude, ce malaise. Et d’emblée surgit le thème du couteau : dans la première scène, à la neuvième réplique, le fils dit à sa mère de lui donner sa navaja – parce qu’il en a besoin pour… couper une grappe de son raisin. Mais la mère bondit à ce seul mot en s’écriant :

Le couteau ! Le couteau… Maudits soient tous les couteaux, et le salaud qui les a inventés.

On comprend dès lors l’importance de cet accessoire de scène qui commandera toute la pièce. Et qu’on retrouvera aussi dans la pièce suivante, Yerma, ainsi que dans maints poèmes précédents, soit qu’il évoque la guitare frappée par l’épée des doigts :

Ô guitare !

Cœur blessé de male mort

Par cinq épées*7.

soit qu’il célèbre, dans la douleur, le poignard, dans des termes qui préfigurent l’ultime réplique de Noces de sang :

Le poignard

entre dans le cœur

comme le soc de la charrue

dans la lande*8.

Avec, en apothéose criminelle :

Les couteaux d’Albacete,

beaux de sang adverse,

brillent comme des poissons*9.

En réalité, dans Noces de sang, la Mère évoque devant son Fils, une fois de plus tant elle l’a ressassée, la mort tragique du père et du frère du Fiancé, son petit dernier. Notons l’absence de noms des personnages ainsi désignés : la Mère, le Fiancé, la Fiancée, puis plus tard, la Belle-Mère, une Jeune Fille, la Servante – procédé qu’on trouvait déjà dans La Savetière prodigieuse (1930). Un seul des personnages principaux porte un prénom, Leonardo, mari de la cousine de la Fiancée, celui par qui tout va commencer et tout va finir : le poète entend ainsi nommer le moteur dramatique de sa tragédie. L’intrigue est tellement simple qu’on la retrouvera dans maints drames ou comédies de cinéma : le jour de ses noces et après avoir reçu la bénédiction nuptiale, la Fiancée disparaît avec son amant. Le Fiancé – de facto, mari trompé – s’élance à leur poursuite. Les deux rivaux s’entr’égorgeront au milieu des bois. Nous avons là un mélodrame qui aurait pu être vériste, comme dans le célèbre Cavalleria rusticana, sous-titré « noblesse paysanne », de Giovanni Verga, dont Pietro Mascagni a tiré son opéra ; mais ici l’intrigue est constamment transcendée et magnifiée par la poésie, les chants et l’atmosphère mythique qui pose d’emblée le maléfice de la Lune (elle – le personnage de la Lune – se lève dans les bois, mettant en lumière le duel des deux hommes) et du Fatum s’exprimant d’entrée de jeu par la bouche de la Mère qui invoque sans cesse la vendetta responsable du malheur de son foyer et la malédiction des couteaux. Cette atmosphère mythique imprègne l’ensemble et culmine lorsque, à la fin, Lorca fait surgir, sous les traits d’une vieille mendiante et dans la clarté de la Lune « jasmin taché de sang », la Mort compatissante qui, tendant sa cape sur ceux qui vont mourir, tire ainsi le rideau sur cette tragédie rurale.

Le troisième acte est conçu justement comme un opéra, plein de passion et de lyrisme. Ou comme une cantate de Bach, avec ses voix alternées, qui se cherchent, se répondent et s’écartent, à la façon d’une fugue, telle que Verdi en écrivit dans la dernière scène de son Falstaff. Toute la pièce d’ailleurs peut apparaître comme un oratorio poétique, avec des dialogues mêlés à des chants et des assauts lyriques, qui vont de la berceuse d’enfant aux couplets populaires et gitans, chers à Lorca.

L’on distinguera, pour finir, quatre registres dans cette œuvre de maturité : l’écriture musicale, l’écriture panthéiste, l’écriture mythique et la sensualité (ou l’érotisme) poétique.

Il est vrai que le rideau se lève sur une scène d’exposition où la Mère clame sa haine et sa peur des couteaux, en évoquant la mort de son mari et de son autre fils, et exprimant son appréhension devant la prochaine union de son garçon avec une fille qui fut non seulement fiancée à un autre, mais aussi et surtout à un rejeton de la famille responsable du carnage qu’elle pleure toujours. Un premier tableau tout d’exposition et de prose explicative, sans plus. Et comme si cela avait suffi à camper le décor – au fond, comme si le dramaturge nous avait exposé un fait divers rapporté dans la presse –, le deuxième tableau s’ouvre tout aussitôt sur une berceuse enfantine, une de ces nanas dont Lorca avait sûrement les oreilles pleines. Et qu’il est courant, aujourd’hui, de fredonner – comme on peut l’entendre, par la voix de Pepa Flores « Marisol », dans le film que Carlos Saura a tiré, en 1981 de Bodas de Sangre, avec le chorégraphe Antonio Gades. Mais Lorca a écrit toute la musique de sa pièce – harmonisant des rythmes anciens et des chants folkloriques –, et ces partitions sont reproduites dans les Obras completas publiées chez Aguilar, en 1954. Nous sommes, avec Noces de sang, entre l’opéra vériste à la Mascagni et le drame lyrique tel que le conçut Léonard Bernstein dans West Side Story. Lorca avait bien écrit aussi quelque musique pour Mariana Pineda, ou pour La Savetière prodigieuse, mais c’est pour Noces de sang qu’il fait un véritable travail de musicien en proposant de faire chanter tous les morceaux poétiques de la tragédie, d’un bout à l’autre. Sa collaboration initiale – et frustrée – avec Manuel de Falla lui sert là, assurément, d’incitation et d’encouragement. Nul doute que, s’il avait vécu, Lorca aurait été un dramaturge compositeur et nous aurait donné quelques opéras ou zarzuelas qui auraient été autant de réussites.

Le dramaturge de la terre

Lorca, en se tournant vers un théâtre paysan, va-t-il renouer avec le vérisme et le naturalisme comme ses illustres aînés, Eugenio Sellés dans El nudo gordiano (Le Nœud gordien, 1878) ou Feliu y Codina dans La Dolores (1892) ? Il ne sera jamais tenté par ce style ampoulé, ces situations trop littéraires et convenues, ce sempiternel exposé sur l’honneur espagnol hérité du théâtre de Calderón. Lorca est avant tout poète et tout son théâtre, dans son expression, ses métaphores, ses préciosités, découle de sa poésie. Alors s’il se tourne vers sa terre andalouse, cette Vega grenadine, c’est pour peupler la scène de fleurs et de parfums. Les pièces de Lorca sont toujours fleuries : Doña Rosita la vieille fille représente l’exaltation de la rose – la Rosa mutabile –, mais aussi de fleurs aussi délectables ou délétères et savantes que le Datura Stramonium. Yerma, dans l’aridité de son âme, n’exalte que le jaramago, le ciste qui pousse entre les pierres, aux fleurs violettes ou blanches qui ne durent qu’un jour, et peuplent la garrigue et la terre desséchée. Mais Noces de sang nous entraîne dans un bouquet floral qui va de la fleur d’oranger – azahar, ce si beau nom emprunté à l’arabe et perdu en français, et qui nous charme justement par son parfum oriental – propre à la couronne de mariage, au dahlia et son efflorescence luxuriante, de l’œillet – clavel –, toujours perçu chez Lorca comme symbole de virilité, au rosier – rosal –, si féminin dans toute l’étendue de ses charmes et son langage amoureux, du jasmin au camélia, toutes fleurs blanches qui rachètent l’aridité des sables andalous*10.