On a recueilli et publié onze sonnets d’inspiration homosexuelle, baptisés Sonetos del amor obscuro, dont nous citerons l’un des plus révélateurs, et des plus beaux, dans cette traduction littérale : « Plaies d’amour : Cette lumière, ce feu qui dévore, / ce paysage gris qui m’entoure, / cette douleur d’une seule idée, / cette angoisse du ciel, du monde et de l’heure, / ce pleur de sang qui décore, / lyre sans pouls désormais, torche lubrique, / ce poids de la mer qui me frappe, / ce scorpion qui gît en mon sein, / sont guirlandes d’amour, couche de blessé, / où sans rêve, je rêve de ta présence / entre les ruines de ma creuse poitrine. / Et bien que je recherche la haute prudence / ton cœur me donne une vallée où s’épandent / ciguë et passion d’amère science. »
*13. Aragon, « Il n’y a pas d’amour heureux », La Diane française, 1944.
*14. Albert Bensoussan, Federico García Lorca, Gallimard, « Folio biographies », 2010, p. 112.
*15. Carlos Morla Lynch, « Estreno de Bodas de sangre », En España con Federico García Lorca, [1958], Madrid, Renacimiento, 2008, p. 327-332.
*16. Ibid.
Noces de sang
TRAGÉDIE EN TROIS ACTES
ET SEPT TABLEAUX
PERSONNAGES
LA MÈRE
LA FIANCÉE
1
LA BELLE-MÈRE
LA FEMME DE LEONARDO
LA SERVANTE
LA VOISINE
JEUNES FILLES
LEONARDO
LE FIANCÉ
LE PÈRE DE LA FIANCÉE
LA LUNE
LA MORT, en mendiante
BÛCHERONS
GARÇONS
PREMIER ACTE
PREMIER TABLEAU
Chambre peinte en jaune.
FIANCÉ, entrant.
Mère.
MÈRE
Quoi ?
FIANCÉ
Je pars.
MÈRE
Où ça ?
FIANCÉ
À la vigne.
Il s’apprête à sortir.
MÈRE
Attends.
FIANCÉ
Qu’est-ce que tu veux ?
MÈRE
Ton déjeuner, mon fils.
FIANCÉ
Ne t’inquiète pas. Je mangerai du raisin. Donne-moi le couteau2.
MÈRE
Pour quoi faire ?
FIANCÉ, en riant.
Eh bien, pour me couper une grappe.
MÈRE, entre ses dents et cherchant le couteau.
Le couteau, le couteau… Maudits soient tous les couteaux et le salaud qui les a inventés.
FIANCÉ
Tournons la page.
MÈRE
Maudits soient les fusils et les pistolets, et la plus petite lame, maudites même les bêches et les fourches.
FIANCÉ
C’est reparti.
MÈRE
Maudit tout ce qui peut faucher un homme. Un bon gars, la fleur à la bouche, qui va à ses vignes ou ses oliviers, qui sont à lui, son héritage…
FIANCÉ, baissant la tête.
Tais-toi donc.
MÈRE
… et puis cet homme ne revient pas. Ou s’il revient, il faut couvrir son corps de vin de palme et de gros sel pour qu’il ne gonfle pas3. Je ne sais comment tu oses avoir un couteau sur toi. Ni comment j’ai pu garder ce serpent dans la huche !
FIANCÉ
Ce n’est pas bientôt fini ?
MÈRE
J’aurais cent ans que je continuerais à dire pareil. D’abord ton père, avec sa bonne odeur d’œillet4 et j’en ai profité trois ans à peine. Et puis ton frère. Dis-moi un peu, tu trouves ça juste qu’un pistolet ou un couteau, quelque chose d’aussi petit, puisse abattre un homme aussi fort qu’un taureau ? Jamais je ne pourrais me taire. Les mois ont beau passer, le désespoir me brûle les yeux… jusqu’à la pointe des cheveux.
FIANCÉ, fort.
Ça ne va jamais finir ?
MÈRE
Non, ça ne va jamais finir. Qui va me rendre ton père ? Qui peut me rendre ton frère ? Et après ça, le bagne5. Ah oui, le bagne, parlons-en ! Là-bas les bagnards mangent, ils fument et font de la musique ! Mais mes morts à moi ils sont remplis d’herbe, bouche cousue, rendus à la poussière : deux hommes beaux comme des géraniums… Leurs tueurs, au bagne, ils se la coulent douce, eux, la vie au grand air…
FIANCÉ
Tu veux donc que je les tue ?
MÈRE
Non… Si j’en parle c’est que… Est-ce que je n’ai pas mon mot à dire quand je te vois franchir cette porte ? Et je n’aime pas que tu aies sur toi un couteau. C’est que…, c’est que je voudrais que tu n’ailles pas aux champs.
FIANCÉ, riant.
Ben, dis donc !
MÈRE
C’est que j’aimerais que tu sois une femme. Tu n’irais pas au ruisseau à cette heure et on resterait là toutes les deux à coudre des ourlets, à broder des petits caniches.
FIANCÉ, prenant sa mère par le bras et riant.
Maman, et si je t’emmenais avec moi aux vignes ?
MÈRE
Qu’est-ce qu’elle ferait cette vieille femme dans les vignes ? Tu veux me mettre sous les pampres6 ?
FIANCÉ, la soulevant dans ses bras.
Pauvre vieille, ma vieille maman, ma chère petite vieille.
MÈRE
Ton père, il m’y emmenait. Ça c’était de la bonne race. Du bon sang. Ton grand-père a semé un fils à chaque coin. C’est ce qui me plaît. Que les hommes soient des hommes et le blé, du blé.
FIANCÉ
Et moi, maman ?
MÈRE
Toi, quoi ?
FIANCÉ
Je dois te le répéter ?
MÈRE, sérieuse.
Ah, oui !
FIANCÉ
Est-ce que tu trouves ça mal ?
MÈRE
Non.
FIANCÉ
Alors quoi ?….
MÈRE
Moi-même je n’en sais rien. Ça me prend comme ça, soudain, ça me surprend toujours. Je sais bien que c’est une brave fille. N’est-ce pas qu’elle est brave ? Gentille, travailleuse. Elle pétrit son pain et coud ses jupes. Pourtant, quand je prononce son nom, c’est comme si on me lançait un caillou en plein front.
FIANCÉ
Quelles bêtises tu dis là !
MÈRE
Ce ne sont pas des bêtises.
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