Ton fils était mon port d’attache et je ne l’ai pas trompé, mais le bras de l’autre m’a entraînée comme une grosse vague, comme la crinière d’un mulet…

On est bien là dans l’amour passion qui entraîne tout sur son passage, bouleverse et met à bas le libre arbitre. La leçon est inscrite dans la vie même du poète : il faut suivre son désir. Autrement dit, ses instincts. C’est ce que fait le personnage de la Fiancée. C’est ce que recherchera sa vie durant Lorca. Et justement ici, même si ce sont des raisons économiques qui font avorter l’amour, il n’empêche que le mythe de l’impossible amour est bien là, présent, vibrant, renversant. Lorca nous aura toute sa vie dit et ressassé, comme le fera plus tard notre grand Aragon, que « Rien n’est jamais acquis à l’homme… / et quand il croit saisir son bonheur il le broie… / Il n’y a pas d’amour qui ne soit à douleur, il n’y a pas d’amour dont on ne soit meurtri, il n’y a pas d’amour heureux*13… ». Aragon était très proche de Lorca, comme il le prouvera tardivement en produisant son très oriental poème Le Fou d’Elsa, composé en zadjals, tout comme Lorca, aux dernières pulsations de sa veine poétique, choisira les formes orientales du diwan et de la kassida pour composer son Divan du Tamarit.

Risquons un dernier regard sur la toute première lecture – découverte – de cette étonnante pièce et retrouvons Lorca, l’enfant orateur, mime, dramaturge et acteur, quêtant l’approbation d’un auditoire choisi, et acquis d’avance à son génie. Selon son habitude, Lorca lit sa pièce à ses amis, et, comme il le fera souvent, dans le salon de Carlos Morla Lynch et son épouse Bebé, pour qui il a beaucoup d’amitié et une grande tendresse. La lecture, dans ce petit cercle, a lieu le 17 septembre 1932. Six mois plus tard, ses amis vont assister à la première de la pièce, le 8 mars 1933 au teatro Beatriz, de Madrid. Il y a dans la salle un parterre de gloires : Miguel de Unamuno, le célèbre philosophe, mais qui fut aussi l’auteur d’une douzaine de pièces de théâtre, dont une Fedra, toute vibrante du mythe grec de Phèdre, qui fit grand bruit, les dramaturges Eduardo Marquina (qui avait aidé Lorca à ses débuts, en l’invitant à réciter ses poèmes à l’Ateneo de Madrid, ou en lui faisant connaître Jacinto Benavente*14) et les frères Álvarez Quintero, maîtres du théâtre rural andalou, et aussi les amis poètes de ce qu’on a appelé la Génération de 1928, Luis Cernuda, Vicente Aleixandre, Pedro Salinas et Jorge Guillén, entre autres. Le commentaire de Morla Lynch est éclairant :

Toujours l’obsession de la mort dans les poèmes de Federico, encore latente dans les images les plus pleines de lumière, les plus pléthoriques d’optimisme. La mort et l’amour. Les deux extrêmes : la fin et le début…

Ces paysans de Federico sont humains, vrais, mais pas toujours liés à la terre : ce qu’ils expriment est d’une ineffable beauté, mélange de rusticité et d’inspiration poétique. Voilà des paysans, bûcherons, villageois, rudes et agrestes, qui soudain s’élèvent à des régions spirituelles*15

Le succès est immédiat tant le public est conquis par l’originalité et la poésie de la tragédie. Celui-ci, par ses ovations incessantes, oblige l’auteur à venir sur scène au milieu de ses acteurs en plein milieu du deuxième acte, puis à la fin de la pièce. Le mémorialiste ne peut dissimuler son émotion :

Je me sens écrasé, étourdi, comme hors de moi… Dans les coulisses… je serre dans mes bras Federico… qui est rayonnant*16.

À bout de souffle, après avoir suivi, avide et haletant, le lent et pourtant si bref parcours dramatique de l’auteur, s’il nous faut conclure, disons alors que, quelle que soit la forme d’art qu’il pratique, théâtre, poésie, musique ou dessin, Lorca, d’un bout à l’autre de son œuvre, et jusqu’au bout du monde de sa vie, n’aura jamais traité que de son cœur mis à nu et de ses mains coupées. De l’amour mutilé, qui est, en définitive, l’essence même de Noces de sang.

ALBERT BENSOUSSAN

*1. Francisco García Lorca, Federico y su mundo, Madrid, Alianza Editorial, 1980, p. 74.

*2. « La guitare », Poème du Cante jondo (toutes les traductions sont ici d’Albert Bensoussan).

*3. « Le cri », ibid.

*4. « Pueblo », ibid.

*5. Mariana Pineda, dans García Lorca, Œuvres complètes II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », p. 214.

*6. Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, dans Situations II, Gallimard, « collection Blanche », 1948, p. 24.

*7. « La guitare », Poème du Cante jondo.

*8. « Poignard », Poème du Cante jondo.

*9. « Rixe », Romancero gitan.

*10. Rappelons ce « sable du Sud torride qui réclame des camélias blancs » (« La guitare », Poème du Cante jondo).

*11. Le poète avait déjà étroitement uni les deux termes dans son poème « La Lune et la Mort », daté de 1919, qui fait partie de son premier Livre de poèmes.

*12.