Elle n’aimait pas son mari.
MÈRE, vivement.
Vous, les gens, vous en savez des choses !
VOISINE
Excuse-moi. Je ne voudrais blesser personne, mais c’est la vérité. Maintenant, si elle était honnête ou pas, personne ne l’a dit. On n’en a pas parlé. Elle était fière.
MÈRE
Toujours pareil !
VOISINE
C’est toi qui m’as interrogée.
MÈRE
Moi, je voudrais que personne ne connaisse ni la vivante ni la morte. Qu’elles soient toutes les deux comme des chardons, qu’on ne remarque même pas mais qui piquent le moment venu.
VOISINE
Tu as raison. Ton fils est quelqu’un de valeur.
MÈRE
Je veux. C’est pourquoi je prends soin de lui. Quant à la fille, j’ai entendu dire qu’elle avait eu un fiancé, dans le temps.
VOISINE
Elle devait avoir quinze ans. Lui s’est marié il y a deux ans, avec une cousine à elle, voilà. Ces fiançailles-là, on ne s’en souvient plus.
MÈRE
Et comment ça se fait que tu t’en souviennes, toi ?
VOISINE
Tu me poses de ces questions !
MÈRE
Quand on en a gros sur le cœur, on aime savoir. Qui c’était le fiancé ?
VOISINE
Leonardo.
MÈRE
Quel Leonardo ?
VOISINE
Leonardo, le fils des Félix8.
MÈRE, se levant brusquement.
La famille des Félix !
VOISINE
Écoute, en quoi c’est la faute de Leonardo ? Il avait huit ans quand ça s’est passé.
MÈRE
C’est vrai… mais dès que j’entends ce nom de Félix (serrant les dents) ma bouche se remplit de terre (elle crache) et je dois cracher, je crache pour ne pas tuer.
VOISINE
Calme-toi, à quoi ça t’avance ?
MÈRE
À rien. Mais tu me comprends, toi.
VOISINE
Ne t’oppose pas au bonheur de ton fils. Ne lui dis rien. Tu es vieille. Moi aussi. Alors toi et moi, on tient notre langue et bouche cousue.
MÈRE
Je ne lui dirai rien.
VOISINE, l’embrassant.
C’est ça, rien.
MÈRE, calmée.
Quelle histoire !….
VOISINE
Je pars, mes gars vont rentrer des champs.
MÈRE
Quelle chaleur il fait, tu as vu ça ?
VOISINE
Brûlés de soleil, noirs ils étaient les gosses qui portent à boire aux faucheurs. Bon, je me sauve.
MÈRE
Adieu.
La Mère se dirige vers la porte sur la gauche. À mi-chemin elle s’arrête et fait lentement le signe de croix.
Rideau.
DEUXIÈME TABLEAU
Une pièce peinte en rose avec des cuivres et des bouquets de fleurs des champs. Au milieu, une table couverte d’une nappe. C’est le matin.
La Belle-Mère de Leonardo tient un enfant dans les bras et le berce. La Femme de Leonardo, à l’autre bout de la pièce, fait du tricot.
BELLE-MÈRE
Dodo9, l’enfant do,
l’enfant dormira bientôt,
le grand cheval10
n’a pas voulu d’eau.
Entre les rameaux
noire était l’eau.
En arrivant au pont
Il s’arrête et chante.
Qui dira, mon petiot,
ce qu’elle a cette eau,
avec sa longue traîne,
sur son vert domaine ?
FEMME, à voix basse.
Mon œillet, fais dodo,
le cheval ne veut pas de cette eau.
BELLE-MÈRE
Fais dodo, mon rosier,
le cheval s’est mis à pleurer.
Aux pattes blessé,
crinière glacée,
au fond des yeux
poignard d’argent.
Ils roulaient au ruisseau,
ah, comme ils y roulaient !
Le sang coulait
plus fort que l’eau.
FEMME
Mon œillet, fais dodo,
le cheval ne veut pas de cette eau.
BELLE-MÈRE
Fais dodo, mon rosier,
le cheval s’est mis à pleurer.
FEMME
Ses naseaux brûlants
aux mouches d’argent
ne veulent pas toucher
à la rive mouillée.
Face aux rudes montagnes
il ne sait que hennir
avec dans sa gorge
le ruisseau mort.
Le grand cheval
ne veut pas de cette eau !
Neige chagrin,
cheval matin !
BELLE-MÈRE
Ne viens pas ! Patience,
ferme la fenêtre
d’une branche de rêves,
d’un rêve de branches.
FEMME
Mon enfant s’endort.
BELLE-MÈRE
Mon enfant se tait.
FEMME
Cheval, mon enfant
a un oreiller.
BELLE-MÈRE
Un berceau d’acier.
FEMME
Et des draps fins.
BELLE-MÈRE
Dodo, l’enfant do.
FEMME
Le grand cheval
ne veut pas de cette eau !
BELLE-MÈRE
Ne viens pas, n’entre !
Va-t’en dans les monts,
dans les gris vallons,
retrouver ta cavale.
FEMME, regardant.
Mon enfant s’endort.
BELLE-MÈRE
Mon enfant se repose.
FEMME, à voix basse.
Le cheval ne veut pas de cette eau,
mon œillet, fais dodo.
BELLE-MÈRE, se levant et tout bas.
Le cheval s’est mis à pleurer,
fais dodo, mon rosier.
Elles emmènent l’enfant. Leonardo entre.
LEONARDO
Et le petit ?
FEMME
Il s’est endormi.
LEONARDO
Il n’était pas bien hier. Il a pleuré la nuit.
FEMME, joyeuse.
Mais aujourd’hui il est beau comme un dahlia. Et toi ? Tu es allé chez le maréchal-ferrant ?
LEONARDO
J’en viens. Tu ne vas pas me croire, ça fait deux mois qu’à mon cheval je mets des fers neufs et ils tombent toujours11. Je crois bien qu’ils s’arrachent sur les cailloux.
FEMME
Tout ça, ce n’est pas à force de le monter ?
LEONARDO
Pas du tout. Je monte à peine.
FEMME
Hier, les voisines m’ont dit qu’elles t’avaient vu tout au bout des plaines.
LEONARDO
Qui a dit ça ?
FEMME
Les femmes qui cueillent les câpres. Ça m’a surprise, c’est sûr. Est-ce que c’était toi ?
LEONARDO
Non.
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