C'était Texar. À quelques pas de lui, un Indien, assis dans le squif qui avait accosté la veille le Shannon, venait d'aborder. C'était Squambô.
Après quelques allées et venues, Texar s'arrêta devant un magnolier, amena à lui une des basses branches de l'arbre et en détacha une feuille avec sa tige. Puis, il tira de son carnet un petit billet qui ne contenait que trois ou quatre mots, écrits à l'encre. Ce billet, après l'avoir roulé menu, il l'introduisit dans la nervure inférieure de la feuille. Cela fut fait assez adroitement pour que cette feuille de magnolier n'eût rien perdu de son aspect habituel.
« Squambô ! dit alors Texar.
– Maître ? répondit l'Indien.
– Va où tu sais. »
Squambô prit la feuille, il la posa à l'avant du squif, s'assit à l'arrière, manœuvra sa pagaie, contourna la pointe extrême de l'îlot et s'enfonça à travers une passe tortueuse, confusément engagée sous l'épaisse voûte des arbres.
Cette lagune était sillonnée par un labyrinthe de canaux, un enchevêtrement d'étroits lacets, remplis d'une eau noire, comparables à ceux qui s'entrecroisent dans certains « hortillonages » de l'Europe. Personne, à moins de bien connaître les passes de ce profond déversoir où se perdaient les dérivations du Saint-John, n'aurait pu s'y diriger.
Cependant Squambô n'hésitait pas. Où l'on n'eût pas cru apercevoir une issue, il poussait hardiment son squif. Les basses branches qu'il écartait, retombaient après lui, et nul n'eût pu dire qu'une embarcation venait de passer en cet endroit.
L'Indien s'enfonça de la sorte à travers de longs boyaux sinueux, moins larges, parfois, que ces saignées creusées pour assurer le drainage des prairies. Tout un monde d'oiseaux aquatiques s'envolait à son approche. De gluantes anguilles, à la tête suspecte, se faufilaient sous les racines qui émergeaient des eaux. Squambô ne s'inquiétait guère de ces reptiles, non plus que des caïmans endormis qu'il pouvait réveiller en les heurtant dans leurs couches de vase. Il allait toujours, et, lorsque l'espace lui manquait pour se mouvoir, il se poussait par l'extrémité de sa pagaie, comme s'il se fût servi d'une gaffe.
S'il faisait grand jour déjà, si la lourde buée de la nuit commençait à s'évaporer aux premiers rayons du soleil, on ne pouvait le voir sous l'abri de cet impénétrable plafond de verdure. Même au plus fort du soleil, aucune lumière n'aurait pu le percer. D'ailleurs, ce fond marécageux n'avait besoin que d'une demi-obscurité, aussi bien pour les êtres grouillants, qui fourmillaient dans son liquide noirâtre, que pour les mille plantes aquatiques surnageant à sa surface.
Pendant une demi-heure, Squambô alla ainsi d'un îlot à l'autre. Lorsqu'il s'arrêta, c'est que son squif venait d'atteindre un des réduits extrêmes de la crique. En cet endroit, où finissait la partie marécageuse de cette lagune, les arbres, moins serrés, moins touffus, laissaient enfin passer la lumière du jour. Au delà s'étendait une vaste prairie, bordée de forêts, peu élevée au-dessus du niveau du Saint-John. À peine cinq ou six arbres y poussaient-ils isolément. Le pied, en s'appuyant sur ce sol bourbeux, éprouvait la sensation que lui eût donnée un matelas élastique. Quelques buissons de sassafras, à maigres feuilles, mélangées de petites baies violettes, traçaient à sa surface leurs capricieux zig-zags.
Après avoir amarré son squif à l'une des souches de la berge, Squambô prit terre. Les vapeurs de la nuit commençaient à se résoudre. La prairie, absolument déserte, sortait peu à peu du brouillard. Parmi les cinq ou six arbres, dont la silhouette se détachait confusément au-dessus, poussait un magnolier de moyenne taille.
L'Indien se dirigea vers cet arbre. Il l'atteignit en quelques minutes. Il en abaissa une des branches à l'extrémité de laquelle il fixa cette feuille que Texar lui avait remise. Puis, la branche, abandonnée à elle-même, remonta, et la feuille alla se perdre dans la ramure du magnolier.
Squambô revint alors vers le squif et reprit direction vers l'îlot où l'attendait son maître.
Cette Crique-Noire, ainsi nommée de la sombre couleur de ses eaux, pouvait couvrir une étendue d'environ cinq à six cents acres. Alimentée par le Saint-John, c'était une sorte d'archipel absolument impénétrable à qui n'en connaissait pas les infinis détours. Une centaine d'îlots occupaient sa surface. Ni ponts, ni levées ne les reliaient entre eux.
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