On eut pu remarquer qu'ils se divisaient en deux groupes, peu enclins à se rapprocher l'un de l'autre. Était-ce donc quelque grave affaire d'intérêt, quelque compétition politique, qui les avait attirés à Saint-Augustine ? En tout cas, on peut affirmer que l'entente ne s'était point faite entre eux. Venus en ennemis, ils s'en retournaient de même. Cela ne se voyait que trop aux regards irrités qui s'échangeaient, à la démarcation établie entre les deux groupes, à quelques paroles malsonnantes dont le sens provocateur semblait n'échapper à personne.
Cependant de longs sifflets venaient de percer l'air en amont du fleuve. Bientôt le Shannon apparut au détour d'un coude de la rive droite, un demi-mille au-dessus de Picolata. D'épaisses volutes, s'échappant de ses deux cheminées, couronnaient les grands arbres que le vent de mer agitait sur la rive opposée. Sa masse mouvante grossissait rapidement. La marée venait de renverser. Le courant de flot, qui avait retardé sa descente depuis trois ou quatre heures, la favorisait maintenant en ramenant les eaux du Saint-John vers son embouchure.
Enfin la cloche se fit entendre. Les roues, contrebattant la surface du fleuve, arrêtèrent le Shannon, qui vint se ranger près de l'appontement au rappel de ses amarres.
L'embarquement se fit aussitôt avec une certaine hâte. Un des groupes passa le premier à bord, sans que l'autre groupe cherchât à le devancer. Cela tenait, sans doute, à ce que celui-ci attendait un ou plusieurs passagers en retard, qui risquaient de manquer le bateau, car deux ou trois hommes s'en détachèrent pour aller jusqu'au quai de Picolata, en un point où débouche la route de Saint-Augustine. De là, ils regardaient dans la direction de l'est, en gens visiblement impatientés.
Et ce n'était pas sans raison, car le capitaine du Shannon, posté sur la passerelle, criait :
« Embarquez ! Embarquez !
– Encore quelques minutes, répondit l'un des individus du second groupe, qui était resté sur l'appontement.
– Je ne puis attendre, messieurs.
– Quelques minutes !
– Non ! Pas une seule !
– Rien qu'un instant !
– Impossible ! La marée descend, et je risquerais de ne plus trouver assez d'eau sur la barre de Jacksonville !
– Et, d'ailleurs, dit un des voyageurs, il n'y a aucune raison pour que nous nous soumettions au caprice des retardataires ! »
Celui qui avait fait cette observation était au nombre des personnes du premier groupe, installées déjà sur le rouffle de l'arrière du Shannon.
« C'est mon avis, monsieur Burbank, répondit le capitaine. Le service avant tout… Allons, messieurs, embarquez, ou je vais donner l'ordre de larguer les amarres ! »
Déjà les mariniers se préparaient à repousser le steam-boat au large de l'appontement, pendant que des jets sonores s'échappaient du sifflet à vapeur. Un cri arrêta la manœuvre.
« Voilà Texar !… Voilà Texar ! »
Une voiture, lancée à fond de train, venait d'apparaître au tournant du quai de Picolata. Les quatre mules, qui composaient l'attelage, s'arrêtèrent à la coupée de l'appontement. Un homme en descendit. Ceux de ses compagnons, qui étaient allés jusqu'à la route, le rejoignirent en courant. Puis, tous s'embarquèrent.
« Un instant de plus, Texar, et tu ne partais pas, ce qui eût été très contrariant ! dit l'un d'eux.
– Oui ! Tu n'aurais pu, avant deux jours, être de retour à… où ?… Nous le saurons quand tu voudras le dire ! ajouta un autre.
– Et si le capitaine eût écouté cet insolent James Burbank, reprit un troisième, le Shannon serait déjà à un bon quart de mille au-dessous de Picolata ! »
Texar venait de monter sur le rouffle de l'avant, accompagné de ses amis. Il se contenta de regarder James Burbank, dont il n'était séparé que par la passerelle. S'il ne prononça pas une parole, le regard qu'il jeta eût suffi à faire comprendre qu'il existait quelque haine implacable entre ces deux hommes.
Quant à James Burbank, après avoir regardé Texar en face, il lui tourna le dos, et il alla s'asseoir à l'arrière du rouffle, où les siens avaient déjà pris place.
« Pas content, le Burbank ! dit un des compagnons de Texar. Cela se comprend. Il en a été pour ses frais de mensonges, et le recorder a fait justice de ses faux témoignages…
– Mais non de sa personne, répondit Texar, et de cette justice-là, je m'en charge ! »
Cependant le Shannon avait largué ses amarres. L'avant, écarté par de longues gaffes, prit alors le fil du courant. Puis, poussé par ses puissantes roues auxquelles la marée descendante venait en aide, il fila rapidement entre les rives du Saint-John.
On sait ce que sont ces bateaux à vapeur, destinés à faire le service des fleuves américains. Véritables maisons à plusieurs étages, couronnés de larges terrasses, ils sont dominés par les deux cheminées de la chaufferie, placées en abord, et par les mâts de pavillon qui supportent la filière des tentes. Sur l'Hudson comme sur le Mississipi, ces steam-boats, sortes de palais maritimes, pourraient contenir la population de toute une bourgade. Il n'en fallait pas tant pour les besoins du Saint-John et des cités floridiennes. Le Shannon n'était qu'un hôtel flottant, bien que, dans sa disposition intérieure et extérieure, il fût le similaire des Kentucky et des Dean Richmond.
Le temps était magnifique. Le ciel très bleu se tachetait de quelques légères ouates de vapeur, éparpillées à l'horizon.
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