Sous cette latitude du trentième parallèle, le mois de février est presque aussi chaud dans le Nouveau-Monde qu'il l'est dans l'Ancien, sur la limite des déserts du Sahara. Toutefois, une légère brise de mer tempérait ce que ce climat aurait pu avoir d'excessif. Aussi la plupart des passagers du Shannon étaient-ils restés sur les rouffles, afin d'y respirer les vives senteurs que le vent apportait des forêts riveraines. Les obliques rayons du soleil ne pouvaient les atteindre derrière les baldaquins des tentes, agités comme des punkas indoues par la rapidité du steam-boat.

Texar et les cinq ou six compagnons qui s'étaient embarqués avec lui avaient jugé bon de descendre dans un des box du dining-room. Là, en buveurs, le gosier fait aux fortes liqueurs des bars américains, ils vidaient des verres entiers de gin, de bitter et de bourbon-whiskey. C'étaient, en somme, des gens assez grossiers, peu comme il faut de tournure, rudes de propos, plus vêtus de cuir que de drap, habitués à vivre plutôt au milieu des forêts que dans les villes floridiennes. Texar paraissait avoir sur eux un droit de supériorité, dû, sans doute, à l'énergie de son caractère non moins qu'à l'importance de sa situation ou de sa fortune. Aussi, puisque Texar ne parlait pas, ses séides restaient silencieux, et employaient à boire le temps qu'ils ne passaient point à causer.

Cependant Texar, après avoir parcouru d'un œil distrait un des journaux qui traînaient sur les tables du dining-room, venait de le rejeter, disant :

« C'est déjà vieux, tout cela !

– Je le crois bien ! répondit un de ses compagnons. Un numéro qui a trois jours de date !

– Et, en trois jours, il se passe tant de choses depuis qu'on se bat à nos portes ! ajouta un autre.

– Où en est-on de la guerre ? demanda Texar.

– En ce qui nous concerne plus particulièrement, Texar, voici où on en est : le gouvernement fédéral, dit-on, s'occupe de préparer une expédition contre la Floride. Par conséquent, il faut s'attendre, sous peu, à une invasion des nordistes !

– Est-ce certain ?

– Je ne sais, mais le bruit en a couru à Savannah, et on me l'a confirmé à Saint-Augustine.

– Eh ! qu'ils viennent donc, ces fédéraux, puisqu'ils ont la prétention de nous soumettre ! s'écria Texar, en accentuant sa menace d'un coup de poing, dont la violence fit sauter verres et bouteilles sur la table. Oui ! Qu'ils viennent ! On verra si les propriétaires d'esclaves de la Floride se laisseront dépouiller par ces voleurs d'abolitionnistes ! »

Cette réponse de Texar aurait appris deux choses à quiconque n'eût pas été au courant des événements dont l'Amérique était le théâtre à cette époque : d'abord que la guerre de Sécession, déclarée, en fait, par le coup de canon tiré sur le fort Sumter, le 11 avril 1861, était alors dans sa période la plus aiguë, car elle s'étendait presque aux dernières limites des États du Sud ; ensuite que Texar, partisan de l'esclavage, faisait cause commune avec l'immense majorité de la population des territoires à esclaves. Et précisément, à bord du Shannon, plusieurs représentants des deux partis se trouvaient en présence : d'une part – suivant les diverses appellations qui leur furent données pendant cette longue lutte –, des nordistes, anti-esclavagistes, abolitionnistes ou fédéraux ; de l'autre, des sudistes, esclavagistes, sécessionnistes ou confédérés.

Une heure après, Texar et les siens, plus que suffisamment abreuvés, se levèrent pour remonter sur le pont supérieur du Shannon. On avait déjà dépassé, du côté de la rive droite, la crique Trent et la crique des Six-Milles, qui introduisent les eaux du fleuve, l'une, jusqu'à la limite d'une épaisse cyprière, l'autre, jusqu'aux vastes marais des Douze-Milles, dont le nom indique l'étendue.

Le steam-boat naviguait alors entre deux bordures d'arbres magnifiques, des tulipiers, des magnolias, des pins, des cyprès, des chênes-verts, des yuccas, et nombre d'autres d'une venue superbe, dont les troncs disparaissaient sous l'inextricable fouillis des azalées et des serpentaires. Parfois, à l'ouvert des criques par lesquelles s'alimentent les plaines marécageuses des comtés de Saint-Jean et de Duval, une forte odeur de musc imprégnait l'atmosphère. Elle ne venait point de ces arbustes, dont les émanations sont si pénétrantes sous ce climat, mais bien des alligators qui s'enfuyaient sous les hautes herbes au bruyant passage du Shannon. Puis, c'étaient des oiseaux de toutes sortes, des pics, des hérons, des jacamars, des butors, des pigeons à tête blanche, des orphées, des moqueurs, et cent autres, variés de forme et de plumage, tandis que l'oiseau-chat reproduisait tous les bruits du dehors avec sa voix de ventriloque – même ce cri du coq à fraise, sonore comme la note cuivrée d'une trompette, dont le chant se fait entendre jusqu'à la distance de quatre à cinq milles.

Au moment où Texar franchissait la dernière marche du capot pour prendre place sur le rouffle, une femme allait descendre dans l'intérieur du salon. Elle recula dès qu'elle se vit en face de cet homme. C'était une métisse, au service de la famille Burbank. Son premier mouvement avait été celui d'une invincible répulsion en se trouvant à l'improviste devant cet ennemi déclaré de son maître. Sans s'arrêter au mauvais regard que lui lança Texar, elle se rejeta de côté. Lui, haussant alors les épaules, se retourna vers ses compagnons.

« Oui, c'est Zermah, s'écria-t-il, une des esclaves de ce James Burbank, qui prétend n'être pas partisan de l'esclavage ! »

Zermah ne répondit rien. Lorsque l'entrée du rouffle fut libre, elle descendit au grand salon du Shannon, sans paraître attacher la moindre importance à ce propos.

Quant à Texar, il se dirigea vers l'avant du steam-boat. Là, après avoir allumé un cigare, sans plus s'occuper de ses compagnons qui l'avaient suivi, il parut observer avec une certaine attention la rive gauche du Saint-John sur la lisière du comté de Putnam.

Pendant ce temps, à l'arrière du Shannon, on causait aussi des choses de la guerre. Après le départ de Zermah, James Burbank était resté seul avec les deux amis qui l'avaient accompagné à Saint-Augustine. L'un était son beau-frère, M. Edward Carrol, l'autre, un Floridien qui demeurait à Jacksonville, M. Walter Stannard. Eux aussi parlaient avec une certaine animation de la lutte sanglante, dont l'issue était une question de vie ou de mort pour les États-Unis. Mais, on le verra, James Burbank, pour en juger les résultats, l'appréciait autrement que Texar.

« J'ai hâte, dit-il, d'être de retour à Camdless-Bay. Nous sommes partis depuis deux jours. Peut-être est-il arrivé quelques nouvelles de la guerre ? Peut-être Dupont et Sherman sont-ils déjà maîtres de Port-Royal et des îles de la Caroline du Sud ?

– En tout cas, cela ne peut tarder, répondit Edward Carrol, et je serais bien étonné si le président Lincoln ne songeait pas à pousser la guerre jusqu'en Floride.

– Il ne sera pas trop tôt ! reprit James Burbank. Oui ! Il n'est que temps d'imposer les volontés de l'Union à tous ces sudistes de la Géorgie et de la Floride, qui se croient trop éloignés pour être jamais atteints ! Vous voyez à quel degré d'insolence cela peut conduire des gens sans aveu comme ce Texar ! Il se sent soutenu par les esclavagistes du pays, il les excite contre nous, hommes du Nord, dont la situation, de plus en plus difficile, subit les contre-coups de la guerre !

– Tu as raison, James, reprit Edward Carrol.