Pour moi, je n'ai aucun doute à cet égard, bien que le misérable ait toujours su se tirer d'affaire par ses alibis véritablement inexplicables !
– En tout cas, dit M. Stannard, si quelque crime est commis, cette nuit, aux environs de Jacksonville, on ne pourra pas l'en accuser, puisqu'il a quitté le Shannon !
– Je n'en sais rien ! répliqua James Burbank. On me dirait qu'on l'a vu voler ou assassiner, au moment où nous parlons, à cinquante milles dans le nord de la Floride, que je n'en serais pas autrement surpris ! Il est vrai, s'il parvenait à prouver qu'il n'est pas l'auteur de ce crime, cela ne me surprendrait pas davantage, après ce qui s'est passé ! – Mais, c'est trop nous occuper de cet homme. Vous retournez à Jacksonville, Stannard ?
– Ce soir même.
– Votre fille vous y attend ?
– Oui, et j'ai hâte de la rejoindre.
– Je le comprends, répondit James Burbank. Et quand comptez-vous nous rejoindre à Camdless-Bay ?
– Dans quelques jours.
– Venez donc le plus tôt que vous pourrez, mon cher Stannard. Vous le savez, nous sommes à la veille d'événements très sérieux, qui s'aggraveront encore à l'approche des troupes fédérales. Aussi, je me demande si votre fille Alice et vous ne seriez pas plus en sûreté dans notre habitation de Castle-House qu'au milieu de cette ville, où les sudistes sont capables de se porter à tous les excès !
– Bon ! est-ce que je ne suis pas du Sud, mon cher Burbank ?
– Sans doute, Stannard, mais vous pensez et vous agissez comme si vous étiez du Nord ! »
Une heure après, le Shannon, emporté par le jusant devenu de plus en plus rapide, dépassait le petit hameau de Mandarin, juché sur une verdoyante colline. Puis, cinq à six milles au-dessous, il s'arrêtait près de la rive droite du fleuve. Là était établi un quai d'embarquement que les navires peuvent accoster pour y prendre charge. Un peu au-dessus débordait un pier élégant, légère passerelle de bois, suspendue à la courbe de deux câbles de fer. C'était le débarcadère de Camdless-Bay.
À l'extrémité du pier attendaient deux Noirs, munis de fanaux, car la nuit était déjà très sombre.
James Burbank prit congé de M. Stannard, et, suivi d'Edward Carrol, il s'élança sur la passerelle.
Derrière lui marchait la métisse Zermah, qui répondit de loin à une voix enfantine :
« Me voilà, Dy !… Me voilà !
– Et père ?…
– Père aussi ! »
Les fanaux s'éloignèrent, et le Shannon reprit sa marche, en obliquant vers la rive gauche. Trois milles au delà de Camdless-Bay, de l'autre côté du fleuve, il s'arrêtait à l'appontement de Jacksonville, afin de mettre à terre le plus grand nombre de ses passagers.
Là, Walter Stannard débarqua en même temps que trois ou quatre de ces gens, dont Texar s'était séparé, une heure et demie avant, lorsque l'Indien était venu le prendre avec le squif. Il ne restait plus qu'une demi-douzaine de voyageurs à bord du steam-boat, les uns à destination de Pablo, petit bourg, bâti près du phare qui s'élève à l'entrée des bouches du Saint-John, les autres à destination de l'île Talbot, située au large de l'ouverture des passes de ce nom, les derniers, enfin, à destination du port de Fernandina. Le Shannon continua donc à battre les eaux du fleuve, dont il put franchir la barre sans accidents. Une heure après, il avait disparu au tournant de la crique Trout, où le Saint-John mêle ses lames déjà houleuses à la houle de l'Océan.
II – Camdless-Bay
Camdless-Bay, tel était le nom de la plantation qui appartenait à James Burbank. C'est là que le riche colon demeurait avec toute sa famille. Ce nom de Camdless venait d'une des criques du Saint-John, qui s'ouvre un peu en amont de Jacksonville et sur la rive opposée du fleuve. Par suite de cette proximité, on pouvait communiquer facilement avec la cité floridienne. Une bonne embarcation, un vent de nord ou de sud, en profitant du jusant pour aller ou du flot pour revenir, il ne fallait pas plus d'une heure pour franchir les trois milles, qui séparent Camdless-Bay de ce chef-lieu du comté de Duval.
James Burbank possédait une des plus belles propriétés du pays. Riche par lui-même et par sa famille, sa fortune se complétait encore d'immeubles importants, situés dans l'État de New-Jersey, qui confine à l'État de New-York.
Cet emplacement, sur la rive droite du Saint-John, avait été très heureusement choisi pour y fonder un établissement d'une valeur considérable. Aux heureuses dispositions déjà fournies par la nature, la main de l'homme n'avait rien eu à reprendre. Ce terrain se prêtait de lui-même à tous les besoins d'une vaste exploitation. Aussi la plantation de Camdless-Bay, dirigée par un homme intelligent, actif, dans toute la force de l'âge, bien secondé de son personnel, et auquel les capitaux ne manquaient point, était-elle en parfait état de prospérité.
Un périmètre de douze milles, une surface de quatre mille acres{1}, telle était la contenance superficielle de cette plantation. S'il en existait de plus grandes dans les États du sud de l'Union, il n'en était pas de mieux aménagées. Maison d'habitation, communs, écuries, étables, logements pour les esclaves, bâtiments d'exploitation, magasins destinés à contenir les produits du sol, chantiers disposés pour leur manipulation, ateliers et usines, railways convergeant de la périphérie du domaine vers le petit port d'embarquement, routes pour les charrois, tout était merveilleusement compris au point de vue pratique. Que ce fut un Américain du Nord qui eût conçu, ordonné, exécuté ces travaux, cela se voyait dès le premier coup d'œil. Seuls, les établissements de premier ordre de la Virginie ou des Carolines eussent pu rivaliser avec le domaine de Camdless-Bay. En outre, le sol de la plantation comprenait des « high-hummoks », hautes terres naturellement appropriées à la culture des céréales, des « low-hummoks », basses terres qui conviennent plus spécialement à la culture des caféiers et des cacaoyers, des « marshs », sortes de savanes salées, où prospèrent les rizières et les champs de cannes à sucre.
On le sait, les cotons de la Géorgie et de la Floride sont des plus appréciés sur les divers marchés de l'Europe et de l'Amérique, grâce à la longueur et la qualité de leurs soies. Aussi, les champs de cotonniers, avec leurs plants dessinés en lignes régulièrement espacées, leurs feuilles d'un vert tendre, leurs fleurs de ce jaune où l'on retrouve la pâleur des mauves, produisaient-ils un des plus importants revenus de la plantation. À l'époque de la récolte, ces champs, d'une superficie d'un acre à un acre et demi, se couvraient de cases où demeuraient alors les esclaves, femmes et enfants, chargés de cueillir les capsules et d'en tirer les flocons, – travail très délicat qui ne doit point en altérer les fibres. Ce coton, séché au soleil, nettoyé par le moulinage au moyen de roues à dents et de rouleaux, comprimé à la presse hydraulique, mis en ballots cerclés de fer, était ainsi emmagasiné pour l'exportation.
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