Il importe que la Floride rentre au plus tôt sous l'autorité du gouvernement de Washington. Oui ! il me tarde que l'armée fédérale y vienne faire la loi, ou nous serons forcés d'abandonner nos plantations.

– Ce ne peut plus être qu'une question de jours, mon cher Burbank, répondit Walter Stannard. Avant-hier, lorsque j'ai quitté Jacksonville, les esprits commençaient à s'inquiéter des projets que l'on prête au commodore Dupont de franchir les passes du Saint-John. Et cela a fourni un prétexte pour menacer ceux qui ne pensent point comme les partisans de l'esclavage. Je crains bien que quelque émeute ne tarde pas à renverser les autorités de la ville au profit d'individus de la pire espèce !

– Cela ne m'étonne pas, répondit James Burbank. Aussi, devons-nous attendre de bien mauvais jours aux approches de l'armée fédérale ! Mais il est impossible de les éviter.

– Que faire, d'ailleurs ? reprit Walter Stannard. S'il se trouve à Jacksonville et même en certains points de la Floride, quelques braves colons qui pensent comme nous sur cette question de l'esclavage, ils ne sont pas assez nombreux pour pouvoir s'opposer aux excès des sécessionnistes. Nous ne devons compter, pour notre sécurité, que sur l'arrivée des fédéraux, et encore serait-il à souhaiter, si leur intervention est décidée, qu'elle fût exécutée promptement.

– Oui !… Qu'ils viennent donc, s'écria James Burbank, et qu'ils nous délivrent de ces mauvais drôles ! »

On verra bientôt si les hommes du Nord, que leurs intérêts de famille ou de fortune obligeaient, pour vivre au milieu d'une population esclavagiste, à se conformer aux usages du pays, étaient en droit de tenir ce langage et n'avaient pas lieu de tout craindre.

Ce que James Burbank et ses amis pensaient de la guerre était vrai. Le gouvernement fédéral préparait une expédition dans le but de soumettre la Floride. Il ne s'agissait pas tant de s'emparer de l'État ou de l'occuper militairement, que d'en fermer toutes les passes aux contrebandiers, dont le métier consistait à forcer le blocus maritime, autant pour exporter les productions indigènes que pour introduire des armes et munitions. Aussi le Shannon ne se hasardait-il plus à desservir les côtes méridionales de la Géorgie, qui étaient alors au pouvoir des généraux nordistes. Par prudence, il s'arrêtait sur la frontière, un peu au delà de l'embouchure du Saint-John, vers le nord de l'île Amélia, à ce port de Fernandina, d'où part le chemin de fer de Cedar-Keys qui traverse obliquement la péninsule floridienne pour aboutir au golfe du Mexique. Plus haut que l'île Amélia et le rio de Saint-Mary, le Shannon eût couru le risque d'être capturé par les navires fédéraux, qui surveillaient incessamment cette portion du littoral.

Il s'en suit donc que les passagers du steam-boat étaient principalement ceux des Floridiens que leurs affaires n'obligeaient point à se rendre au delà des frontières de la Floride. Tous demeuraient dans les villes, bourgs ou hameaux, bâtis sur les rives du Saint-John ou de ses affluents, et, pour la plupart, soit à Saint-Augustine, soit à Jacksonville. En ces diverses localités, ils pouvaient débarquer par les appontements placés aux escales, ou en se servant de ces estacades de bois, ces « piers », établis à la mode anglaise, qui les dispensaient de recourir aux embarcations du fleuve.

L'un des passagers du steam-boat, cependant, allait l'abandonner en pleine rivière. Son projet était, sans attendre que le Shannon se fût arrêté à l'une des escales réglementaires, de débarquer sur un endroit de la rive, où il n'y avait en vue ni un village quelconque ni une maison isolée, pas même une cabane de chasse ou de pêche.

Ce passager était Texar.

Vers six heures du soir, le Shannon lança trois aigus coups de sifflet. Ses roues furent presque aussitôt stoppées, et il se laissa descendre au courant, qui est très modéré sur cette partie du fleuve. Il se trouvait alors par le travers de la Crique-Noire.

Cette crique est une profonde échancrure, évidée dans la rive gauche, au fond de laquelle se jette un petit rio sans nom, qui passe au pied du fort Heilman, presque à la limite des comtés de Putnam et de Duval. Son étroite ouverture disparaît tout entière sous une voûte de ramures épaisses, dont le feuillage s'entremêle comme la trame d'un tissu très serré. Cette sombre lagune est, pour ainsi dire, inconnue des gens du pays. Personne n'a jamais tenté de s'y introduire, et personne ne savait qu'elle servît de demeure à ce Texar. Cela tient à ce que la rive du Saint-John, à l'ouverture de la Crique-Noire, ne semble être interrompue en aucun point de ses berges. Aussi, avec la nuit qui tombait rapidement, fallait-il être un marinier très pratique de cette ténébreuse crique pour s'y introduire dans une embarcation.

Aux premiers coups de sifflet du Shannon, un cri avait répondu immédiatement – par trois fois. La lueur d'un feu, qui brillait entre les grandes herbes de la rive, s'était mise en mouvement. Cela indiquait qu'un canot s'avançait pour accoster le steam-boat.

Ce n'était qu'un squif – petite embarcation d'écorce qu'une simple pagaie suffit à diriger et à conduire. Bientôt ce squif ne fut plus qu'à une demi-encablure du Shannon.

Texar s'avança alors vers la coupée du rouffle de l'avant, et, se faisant un porte-voix de sa main :

« Aoh ? héla-t-il.

– Aoh ! lui fut-il répondu.

– C'est toi, Squambô ?

– Oui, maître !

– Accoste ! »

Le squif accosta. À la clarté du fanal attaché au bout de son étrave, on put voir l'homme qui la manœuvrait. C'était un Indien, noir de tignasse, nu jusqu'à la ceinture, – un homme solide, à en juger par le torse qu'il montrait aux lueurs du fanal.

À ce moment, Texar se retourna vers ses compagnons et leur serra la main en disant un « au revoir » significatif. Après avoir jeté un regard menaçant du côté de M. Burbank, il descendit l'escalier, placé à l'arrière du tambour de la roue de bâbord, et rejoignit l'Indien Squambô. En quelques tours de roues, le steam-boat se fut éloigné du squif, et personne à bord ne put soupçonner que la légère embarcation allait se perdre sous les obscurs fouillis de la rive.

« Un coquin de moins à bord ! dit alors Edward Carrol, sans se préoccuper d'être entendu des compagnons de Texar.

– Oui, répondit James Burbank, et, c'est en même temps, un dangereux malfaiteur.