Une crise cardiaque l’emporte brutalement en 1865, à cinquante-cinq ans, et interrompt la publication de ce dernier livre qui paraissait en feuilleton dans le Cornhill Magazine.

De son temps, Elizabeth Gaskell a connu le succès, et ses romans ont été aussitôt traduits en français. Comme d’autres romanciers victoriens, elle a souffert de la prééminence de Dickens, « l’arbre qui cache la forêt ». Et aussi des contraintes imposées par la publication en feuilleton de certaines œuvres. Paradoxalement, elle s’est retrouvée un peu dans la situation des ouvriers qu’elle décrivait dans son roman North and South, pendant qu’elle travaillait dans « l’usine Dickens », car elle avait le sentiment d’être soumise à des cadences infernales peu compatibles avec les exigences de son écriture.

Sa vision féminine du monde du travail et des déshérités va à l’encontre des clichés et des préjugés. Une conscience sociale très vive la porte à peindre avec sympathie la condition des opprimés de son temps, les ouvriers et les femmes. À sa manière discrète mais efficace, Elizabeth Gaskell prépare la voie des revendications plus violentes des suffragettes et des mouvements féministes. Certes, chez elle, la mesure domine toujours, mais elle n’en tient pas moins un discours qui frôle souvent le subversif, sinon dans sa tonalité, du moins dans son contenu.

La postérité n’a vu longtemps dans ses romans que l’expression d’une sensibilité féminine nécessairement suave, voire mièvre. En 1929, un critique les décrit comme « un bouquet de violettes, chèvrefeuille, résédas et églantines »… Plus récemment, dans les années cinquante, sur le rebond de la critique marxisante, on a recommencé à s’intéresser à elle comme à la romancière des problèmes sociaux. Les deux analyses sont aussi réductrices l’une que l’autre. Elles passent sous silence le talent de narratrice d’Elizabeth Gaskell, la fluidité d’une écriture qui excelle dans les dialogues et les descriptions de lieux ou de sentiments, enfin et surtout un questionnement personnel qui prend posément mais fermement le contre-pied de nombreuses idées reçues, notamment sur les femmes.

Le lecteur aura plaisir à s’immerger dans cet univers ample et foisonnant, à goûter le pur bonheur de se laisser guider pour découvrir loin des sentiers battus une Angleterre industrielle saisie sur le vif, et des personnages qu’il aura peine à quitter.

 

Françoise DU SORBIER

VOLUME I

CHAPITRE I

« Galop nuptial »


Courtisée, épousée, etc.1


« Edith ! murmura Margaret, Edith ! »

Mais, ainsi que s’en doutait Margaret, Edith s’était endormie. Pelotonnée sur le sofa dans le petit salon de Harley Street, elle offrait un charmant spectacle avec sa robe de mousseline blanche et ses rubans bleus. Si Titania2 avait jamais été vêtue de mousseline blanche avec des rubans bleus et s’était endormie sur un sofa de damas rouge, on aurait pu confondre Edith avec elle. Margaret fut de nouveau frappée par la beauté de sa cousine. Elles avaient été élevées ensemble depuis l’enfance, et tout le monde, sauf Margaret, s’était extasié sur le joli visage d’Edith. Margaret n’y avait jamais prêté attention jusqu’à ces derniers jours, où la perspective de perdre bientôt sa compagne semblait rehausser toutes les qualités d’Edith et tous ses charmes. Elles avaient parlé de robes de mariage et de cérémonies nuptiales ; du capitaine Lennox et de ce qu’il avait raconté à Edith sur leur vie future à Corfou3, où le régiment du capitaine était en garnison ; de la difficulté qu’il y avait à ce qu’un piano reste bien accordé (ce qui, pour Edith, semblait être l’un des plus redoutables soucis que la vie conjugale fût susceptible de lui réserver), et des robes dont elle aurait besoin pour les visites à rendre en Écosse aussitôt après son mariage ; mais le ton de la confidence s’était fait de plus en plus somnolent et après quelques minutes de silence, Margaret s’était aperçue, comme elle l’avait prévu, que malgré le brouhaha qui régnait dans la pièce voisine, Edith s’était blottie sur le canapé, telle une boule moelleuse de mousseline, rubans et boucles soyeuses, et s’était laissée aller à une paisible petite sieste.

Margaret s’apprêtait à faire part à sa cousine de certains projets ou rêves qu’elle caressait, concernant son existence future au presbytère de campagne de ses parents, où elle avait toujours passé d’heureuses vacances, bien que ces dix dernières années elle eût vécu pour ainsi dire chez elle dans la demeure de sa tante Shaw. Mais faute d’interlocutrice, elle fut obligée de réfléchir en silence au changement de sa vie, comme elle l’avait fait jusqu’alors. C’étaient des réflexions agréables, malgré le regret qu’elle éprouvait à se séparer pour une période indéfinie de sa douce tante et de sa chère cousine. Tandis qu’elle pensait au bonheur qu’elle aurait à remplir le poste important de fille unique au presbytère de Helstone, les propos échangés dans la pièce voisine arrivèrent par bribes à ses oreilles. Sa tante Shaw s’adressait à cinq ou six visiteuses qui avaient dîné là et dont les maris se trouvaient encore dans la salle à manger. C’étaient des familières de la maison, des voisines que Mrs Shaw appelait des amies, car elle déjeunait avec elles plus souvent qu’avec quiconque, et si Edith ou elle voulait leur demander quelque chose, ou vice versa, elles ne se faisaient pas scrupule de se rendre visite, même avant le déjeuner. Ces dames et leurs époux avaient été invités en qualité d’amis à un repas d’adieu en l’honneur du prochain mariage d’Edith. Cette dernière avait soulevé quelques objections, car le capitaine Lennox devait arriver par le train tard dans la soirée ; mais bien qu’elle fût une enfant gâtée, elle était trop insouciante et indolente pour se montrer très opiniâtre, et elle avait cédé en découvrant que sa mère avait commandé à profusion les douceurs de la saison, dont l’efficacité était réputée souveraine contre les excès de chagrin des dîners d’adieu. Elle s’était contentée de s’adosser à sa chaise en mangeant du bout des lèvres, l’air grave et absent, tandis que tous, autour d’elle, appréciaient les bons mots de Mr Grey, le gentleman qui occupait invariablement le bout de la table aux déjeuners de Mrs Shaw, et qui avait prié Edith de les régaler de musique au salon. Mr Grey s’était montré particulièrement plaisant lors de ce dîner d’adieu, si bien que les messieurs étaient restés en bas plus longtemps qu’à l’ordinaire, ce qui, au demeurant, était une bonne chose, à en juger par les bribes de conversation qui parvenaient jusqu’à Margaret.

« J’ai trop souffert moi-même. Non que je n’aie été extrêmement heureuse avec le pauvre général, mon cher époux ; il n’en reste pas moins que la différence d’âge est un handicap ; un handicap contre lequel je tenais à prémunir Edith. Naturellement, sans aucune partialité maternelle, je pensais bien que cette chère enfant se marierait de bonne heure ; au reste, j’avais souvent dit que j’étais sûre qu’elle se marierait avant ses dix-neuf ans. J’ai eu un véritable pressentiment lorsque le capitaine Lennox… » Là, elle baissa la voix, mais Margaret n’eut aucun mal à suppléer les paroles qu’elle ne distinguait pas. Dans le cas d’Edith, l’amour véritable avait suivi son cours sans encombre. Mrs Shaw s’était abandonnée à son pressentiment, pour reprendre sa propre expression ; et elle avait fortement poussé dans le sens du mariage, bien que cette alliance fût au-dessous des espoirs qu’entretenaient de nombreuses relations d’Edith pour une héritière aussi jeune et jolie qu’elle.