Mais Mrs Shaw soutenait que sa fille unique devait faire un mariage d’amour, affirmation qu’elle soulignait d’un soupir appuyé, comme si l’amour n’était pas entré en ligne de compte dans son propre mariage avec le général. Mrs Shaw appréciait encore plus que sa fille l’aspect romanesque des fiançailles de celle-ci. Non qu’Edith ne fût véritablement amoureuse ; toutefois, elle eût sans doute préféré une belle demeure à Belgravia4 à tous les agréments pittoresques de la vie à Corfou telle que la décrivait le capitaine Lennox. Les détails qui suscitaient l’enthousiasme de Margaret étaient précisément ceux devant lesquels Edith faisait mine de frissonner et de frémir, moitié pour le plaisir de voir son amoureux indulgent dissiper ses réticences à force de cajoleries, moitié parce qu’elle éprouvait une répugnance réelle à vivre en bohème ou dans l’improvisation. Cependant, si quelqu’un s’était présenté avec une belle maison, un beau domaine et un beau titre en sus, Edith se fût cramponnée malgré tout au capitaine Lennox le temps de la tentation ; ensuite, peut-être eût-elle ressenti quelques menus regrets de ce que le capitaine Lennox ne réunît pas en sa personne toutes les qualités désirables. En cela, elle était la digne fille de sa mère qui, après avoir épousé de son plein gré le général Shaw sans éprouver pour lui de sentiment plus ardent que du respect pour sa personne et son état, déplorait discrètement mais constamment la dureté d’un sort qui l’avait unie à un homme qu’elle ne pouvait aimer.
Puis Margaret entendit de nouveau sa tante : « Je n’ai pas regardé à la dépense pour son trousseau. Elle aura tous les somptueux châles et foulards indiens que le général m’avait offerts mais que je ne porterai plus jamais.
– Elle a de la chance », répondit une autre voix, que Margaret reconnut : c’était celle de Mrs Gibson, une dame qui s’intéressait d’autant plus à la conversation qu’une de ses filles s’était mariée quelques semaines auparavant. « Helen avait jeté son dévolu sur un châle indien, mais en vérité, lorsque j’ai découvert le prix extravagant qui en était demandé, je me suis vue contrainte de lui en refuser l’achat. Elle sera fort jalouse quand elle saura qu’Edith a des châles indiens. D’où viennent-ils ? De Delhi ? Avec ces ravissantes petites bordures ? »
Margaret perçut à nouveau la voix de sa tante, mais cette fois, elle eut l’impression que celle-ci avait quitté sa méridienne pour aller jeter un coup d’œil dans le petit salon plongé dans une semi-obscurité. « Edith ! Edith ! » cria-t-elle avant de se laisser retomber sur son siège, apparemment épuisée par cet effort. Margaret entra dans le salon.
« Edith dort, ma tante. Que puis-je faire pour vous ? »
En entendant cette nouvelle alarmante concernant Edith, toutes ces dames s’exclamèrent : « La pauvre enfant ! », et le petit bichon que Mrs Shaw tenait dans ses bras se mit à aboyer, comme s’il était sensible à leur accès de compassion.
« Tais-toi, Menue ! Vilaine ! Tu vas réveiller ta maîtresse. Je voulais seulement demander à Edith de dire à Newton de nous descendre les châles. Tu veux bien t’en charger, ma petite Margaret ? »
Margaret monta dans l’ancienne chambre d’enfants, au dernier étage, où Newton était occupée à blanchir des dentelles en prévision du mariage. Pendant que Newton dépliait (non sans bougonner) les châles qu’on avait déjà montrés quatre ou cinq fois dans la journée, Margaret examina la pièce, la première qui lui fût devenue familière neuf ans plus tôt, lorsqu’on l’avait amenée de sa forêt, encore mal dégrossie, pour partager la maison, les jeux et les leçons de sa cousine Edith. Elle se rappelait l’impression d’obscurité et de tristesse que lui avait donnée cette chambre d’enfants londonienne sur laquelle régnait une bonne austère et cérémonieuse, qui ne supportait ni les mains mal lavées ni les robes déchirées. Elle se remémorait le premier thé qu’elle avait pris là, tout en haut de la maison, sans son père ni sa tante, qui dînaient quelque part au bas d’une quantité impressionnante d’escaliers ; car à moins qu’elle ne se trouvât dans le ciel, pensait l’enfant, ils devaient être, eux, au plus profond des entrailles de la terre. Chez eux, avant qu’elle ne vînt habiter Harley Street, le salon de sa mère lui tenait lieu de salle de jeux ; et comme on se couchait tôt au presbytère, Margaret prenait toujours ses repas avec ses parents. Oh, qu’elle se souvenait bien, la grande et fière jeune fille de dix-huit ans, des larmes répandues dans un violent accès de chagrin par la petite fille de neuf ans qui se cachait le visage sous les draps pendant cette première nuit ; de la bonne d’enfants, qui lui avait défendu de pleurer, de peur que cela ne dérange Miss Edith ; et des larmes amères mais plus discrètes qu’elle avait versées avant que sa jolie tante, cette dame élégante qu’elle venait de rencontrer, ne monte sans bruit les escaliers avec Mr Hale pour lui montrer sa fille endormie. Alors, la petite Margaret avait étouffé ses sanglots et s’était tenue immobile, faisant semblant de dormir afin de ne pas affliger son père par le chagrin qu’elle retenait devant sa tante et dont elle se sentait coupable, après les longues semaines d’espoirs, de projets et de préparatifs qu’ils avaient vécues au presbytère, en attendant qu’on lui compose une garde-robe adaptée à une existence plus élégante, et en attendant aussi que son père puisse quitter sa paroisse pour se rendre à Londres, ne fût-ce que quelques jours.
Maintenant, elle l’aimait, cette vieille chambre d’enfants, si délabrée fût-elle ; et elle promena son regard sur toute la pièce, avec une sorte de regret furtif à l’idée d’en prendre à jamais congé trois jours plus tard.
« Ah, Newton, s’exclama-t-elle, je crois que nous serons tous bien triste de la quitter, cette bonne vieille chambre.
– Oh, eh bien, Miss, pas moi en tout cas. Ma vue n’est plus ce qu’elle était, et l’éclairage est si mauvais ici que je n’arrive pas à raccommoder les dentelles, sauf devant la fenêtre, et là, il y a toujours un de ces courants d’air… de quoi attraper la mort.
– Ma foi, soyez tranquille, à Naples, vous aurez toute la lumière et la chaleur que vous voudrez. Mettez le plus de raccommodage possible de côté pour là-bas. Merci, Newton, je les descendrai, vous avez du travail. »
Margaret descendit donc chargée de châles, respirant leur senteur orientale épicée. Edith dormait toujours, aussi sa tante demanda-t-elle à Margaret de servir de mannequin pour les présenter. Personne ne s’en avisa, mais avec sa taille élancée et bien prise et la robe de soie noire qu’elle portait en signe de deuil pour un parent éloigné de son père, elle mettait en valeur à merveille les longs plis gracieux des superbes châles sous lesquels Edith eût à moitié disparu. Margaret se tenait juste au-dessous du lustre, silencieuse et passive tandis que sa tante ajustait les draperies. À l’occasion, pendant qu’on la faisait tourner, elle apercevait son reflet dans le miroir au-dessus de la cheminée et souriait d’y reconnaître ses traits familiers dans les atours ordinaires d’une princesse. Elle caressa les châles qui tombaient autour d’elle en cascade, prenant plaisir à la douceur de leur contact, à leurs couleurs chatoyantes, et se réjouissant comme une enfant, un tranquille sourire de satisfaction aux lèvres, d’être vêtue d’étoffes aussi splendides. Ce fut alors que la porte s’ouvrit et qu’on annonça soudain Mr Henry Lennox.
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