Mais le nuage n’arrive jamais du coin du ciel où on l’attend. Lorsque Margaret avait séjourné à Helstone pendant ses vacances, elle avait certes entendu sa mère se plaindre ou exprimer de brefs regrets au sujet de quelque document concernant Helstone, ou de la position qu’y occupait son père ; mais elle se souvenait avec un tel bonheur de ces moments-là qu’elle avait oublié les petits détails les moins agréables.

Dans la seconde moitié de septembre, les pluies et vents d’automne firent leur apparition, et Margaret fut contrainte de rester davantage à la maison. Helstone se trouvait à quelque distance de voisins partageant la même culture et les mêmes intérêts qu’eux.

« Assurément, c’est l’un des endroits les plus perdus d’Angleterre », dit Mrs Hale un jour où elle était d’humeur à récriminer. « Je ne peux m’empêcher de regretter constamment que ton père n’ait personne à fréquenter ici. Quel gâchis : tous les jours que Dieu fait, il ne voit que des fermiers et des valets de ferme. Si seulement nous habitions à l’autre extrémité de la paroisse, cela ferait une différence. De là, nous pourrions presque nous rendre à pied chez les Stansfield ; et aller voir les Gorman en nous promenant.

– Les Gorman ? demanda Margaret. Vous parlez des Gorman qui ont fait fortune dans le négoce à Southampton ? Oh, je suis ravie que nous ne les fréquentions pas. Je n’aime pas les boutiquiers. Je crois que nous sommes beaucoup plus heureux dans la seule compagnie des villageois, des paysans et des gens sans prétention.

– Ne sois pas si difficile, ma petite Margaret ! » protesta sa mère, qui pensait secrètement à un jeune et beau Mr Gorman qu’elle avait rencontré une fois chez Mr Hume.

« Mais pas du tout ! Je considère que j’ai des goûts fort éclectiques. J’aime tous ceux dont le métier a un rapport avec la terre ; j’aime aussi les soldats et les marins, et les trois professions savantes, comme on dit. Je suis sûre que vous ne tenez pas à me voir admirer les bouchers, les boulangers et les fabricants de bougeoirs, n’est-ce pas, maman !

– À ceci près que les Gorman n’étaient ni bouchers, ni boulangers, mais exerçaient la respectable profession de carrossiers.

– Fort bien. Il n’empêche que fabriquer et vendre des carrosses est un négoce, que je crois beaucoup moins utile que celui des bouchers ou des boulangers d’ailleurs. Mon Dieu, je n’en pouvais plus des promenades quotidiennes dans la voiture de ma tante et je mourais d’envie de marcher ! »

Pour marcher, Margaret marchait, en dépit du temps. Elle se sentait si heureuse dehors, aux côtés de son père, qu’elle en dansait presque. Et lorsqu’elle traversait une lande, le dos exposé à la douce violence du vent d’ouest, elle paraissait comme poussée vers l’avant, aussi légère et libre que la feuille d’automne portée par la brise. Mais les soirées étaient plus difficiles à meubler agréablement. Aussitôt après le thé, son père se retirait dans sa petite bibliothèque, et Margaret restait en tête-à-tête avec sa mère. Mrs Hale n’avait jamais montré un goût prononcé pour les livres et, tout au début de leur vie conjugale, elle avait découragé son mari de lui faire la lecture à haute voix pendant qu’elle se livrait à ses travaux d’aiguille. À une époque, ils avaient essayé le trictrac comme délassement ; mais à mesure que croissait l’intérêt de Mr Hale pour son école et ses paroissiens, il s’apercevait que sa femme trouvait fâcheuses les interruptions engendrées par ces devoirs, et que, loin de les accepter comme naturellement inhérentes à sa profession, elle les déplorait et s’efforçait de les combattre chaque fois que l’une d’elles se présentait. Aussi s’était-il retiré dans sa bibliothèque, alors que les enfants étaient encore petits, afin de passer ses soirées, lorsqu’il était à la maison, à lire les ouvrages théoriques ou métaphysiques auxquels il prenait grand plaisir.

Chaque fois que Margaret était venue en visite, elle avait apporté avec elle une grande malle de livres recommandés par les maîtres ou la gouvernante et avait trouvé les journées d’été beaucoup trop courtes pour avoir le temps de terminer ses lectures avant de regagner Londres. Maintenant, elle n’avait plus à sa disposition que les classiques anglais reliés avec élégance et fort peu lus, qui avaient été soustraits à la bibliothèque de son père afin de garnir les petites étagères du salon. Les Saisons de Thomson, le Cowper de Hailey, le Cicéron de Middleton7 figuraient parmi les ouvrages les plus légers, les plus récents et les plus amusants de l’ensemble. Les étagères ne fournissaient pas grande ressource. Margaret racontait à sa mère tous les détails de sa vie à Londres, que Mrs Hale écoutait avec intérêt, tantôt amusée et curieuse, tantôt encline à comparer la vie facile et confortable de sa sœur avec les moyens modestes dont on disposait au presbytère de Helstone. Ces soirs-là, Margaret avait tendance à cesser de parler brusquement et écoutait la pluie crépiter sur les croisillons de plomb de la petite fenêtre en rotonde. À une ou deux reprises, elle se surprit à compter machinalement les répétitions de ce son monotone, tout en réfléchissant pour savoir si elle allait se risquer à poser une question sur un sujet qui lui tenait très à cœur, et de demander où se trouvait Frederick à présent ; ce qu’il faisait ; quand ils avaient reçu de ses nouvelles pour la dernière fois. Mais elle était parfaitement consciente de la santé délicate de sa mère et de sa désaffection marquée vis-à-vis de Helstone – qui remontaient l’une et l’autre à l’époque de la mutinerie à laquelle Frederick s’était trouvé mêlé et dont Margaret n’avait jamais entendu un récit complet alors même que cet épisode paraissait désormais devoir être enterré dans un triste oubli –, aussi hésitait-elle à aborder la question, s’en détournant chaque fois qu’elle était sur le point de l’aborder. Lorsqu’elle se trouvait en compagnie de sa mère, son père lui semblait la meilleure personne à interroger ; et quand elle était avec lui, elle se disait qu’elle aurait moins de difficulté à parler à sa mère. Sans doute n’y avait-il rien de nouveau à apprendre.