Oh, si seulement il était entré dans les ordres au lieu de s’engager dans la marine et d’être perdu pour nous tous ! J’aimerais connaître le fin mot de l’histoire. Je n’ai jamais bien compris ce que m’a raconté ma tante ; tout ce que je sais, c’est qu’il ne pouvait plus revenir en Angleterre à cause de cette terrible affaire. Mon pauvre papa ! Comme il a l’air triste ! Je suis si heureuse de rentrer à la maison, d’être là pour le réconforter ainsi que maman. »

Lorsque son père s’éveilla, elle était prête et elle lui adressa un radieux sourire sans la moindre trace de fatigue. Il le lui rendit, mais faiblement, comme si cela représentait un effort inhabituel. Sur son visage se reformèrent les rides de son angoisse coutumière. Il avait le tic d’entrouvrir la bouche comme pour parler, ce qui déformait en permanence le dessin de ses lèvres et conférait à son visage une expression indécise. Mais il avait les mêmes yeux que sa fille, de grands yeux pleins de douceur qui bougeaient lentement, presque majestueusement, dans leurs orbites et que voilaient des paupières blanches et transparentes. Margaret lui ressemblait plus qu’à sa mère. Les gens s’étonnaient parfois de constater que de si beaux parents avaient eu une fille à la beauté si peu régulière ; ou même totalement dépourvue de beauté, disaient certains. Elle avait une grande bouche, et non un bouton de rose tout juste capable de s’entrouvrir pour laisser passer un « oui » ou un « non », ou un « je vous en prie, monsieur ». Mais sa bouche généreuse formait une seule courbe, ses lèvres étaient rouges et pleines ; si sa peau n’avait pas la blancheur idéale, elle était lisse et délicate comme l’ivoire. Bien que Margaret affichât d’ordinaire une mine trop digne et réservée pour son jeune âge, en ces moments où elle parlait à son père son expression était vive comme le matin, tout en fossettes et en regards exprimant une joie enfantine et un espoir illimité en l’avenir.

Le retour de Margaret eut lieu dans la seconde moitié du mois de juillet. Les arbres de la forêt étaient d’un vert sombre tirant sur le brun ; au-dessous, les fougères captaient tous les rayons obliques du soleil. Il faisait une chaleur accablante, sans un souffle d’air. Margaret accompagnait souvent son père dans ses expéditions, écrasant la fougère et ressentant une joie cruelle quand elle la sentait céder sous son pied léger et dégager son parfum si caractéristique. Puis lorsqu’ils débouchaient dans la chaude lumière odorante des vastes prés communaux, ils apercevaient des multitudes de créatures sauvages en liberté qui se prélassaient au soleil, ainsi que les fleurs et les plantes que ses rayons faisaient éclore en grande variété. Cette vie, ou du moins ces promenades, comblaient toutes les attentes de Margaret. Elle était très fière de sa forêt. Ses habitants étaient sa famille. Elle se lia avec eux de véritable amitié ; apprit avec bonheur les mots particuliers qu’ils employaient ; passa ses moments de liberté parmi eux ; prit soin de leurs bébés, fit la conversation ou la lecture à leurs aînés en articulant distinctement, porta des soupes appétissantes à leurs malades et décida bientôt d’enseigner à l’école où son père se rendait chaque jour comme s’il se fût agi d’une tâche fixe ; mais elle se trouvait constamment distraite de sa résolution par des visites à rendre à quelqu’un de ses amis, homme, femme ou enfant dans quelque cottage blotti dans l’ombre verte de la forêt. Sa vie à l’extérieur était parfaite. Celle qu’elle menait chez elle l’était un peu moins. Dans sa saine candeur filiale, elle s’en voulait de l’acuité de sa vision : elle pouvait percevoir le moindre écart par rapport à l’idéal attendu. Sa mère, toujours si aimable et tendre à son égard, semblait de temps à autre fort mécontente de leur sort ; elle estimait que l’évêque négligeait étrangement ses devoirs épiscopaux en n’octroyant pas à Mr Hale un bénéfice plus important ; et elle reprochait presque à son mari de ne pouvoir se résoudre à exprimer son désir de quitter sa paroisse pour obtenir une charge plus conséquente. Il répondait en soupirant que s’il parvenait à accomplir son devoir dans sa petite paroisse, il pourrait s’estimer content ; mais chaque jour, il était plus accablé, chaque jour le monde devenait plus déroutant. Toutes les fois que Mrs Hale insistait pour que son mari demandât à être promu, Margaret voyait augmenter la répugnance de ce dernier ; et dans ces moments-là, elle s’efforçait de réconcilier sa mère avec les charmes de Helstone. Mrs Hale disait que le voisinage immédiat de tous ces arbres affectait sa santé ; et Margaret essayait de la faire sortir, de l’entraîner sur la belle prairie communale, vaste espace situé en hauteur et baigné de soleil, où il n’y avait d’autre ombre que celle des nuages ; car elle était sûre que sa mère s’était trop accoutumée à une existence casanière, n’allant jamais se promener au-delà de l’église, de l’école et des cottages avoisinants. Cette saison avait été bénéfique ; mais à l’approche de l’automne, lorsque le temps se fit plus changeant, sa mère se persuada de nouveau que l’endroit était malsain ; et elle se lamentait de plus en plus souvent de ce que son mari, qui était plus savant que Mr Hume et meilleur ministre paroissial que Mr Houldsworth, n’eût pas obtenu de promotion, à la différence de leurs deux anciens voisins.

Margaret ne s’était pas attendue aux longues heures de récriminations qui gâchaient la paix de son foyer. Elle savait – et l’idée n’était pas pour lui déplaire – qu’elle devrait renoncer à de nombreux petits luxes qui, à Harley Street, avaient plutôt représenté autant d’embarras et d’entraves à sa liberté. Elle jouissait à présent si vivement de chacun des plaisirs des sens que son bonheur était contrebalancé très exactement, et presque à l’excès même, par la fierté consciente qu’elle éprouvait à pouvoir se passer de tous ces luxes si besoin était.