Et d’ailleurs, la mort elle-même Mouchette y pense comme à un événement bizarre, aussi improbable, aussi inutile à prévoir que, par exemple, le gain fabuleux d’un gros lot. À son âge, mourir ou devenir une dame sont deux aventures aussi chimériques.
Elle s’est glissée, peu à peu, entre les deux troncs jumelés d’un pin adulte sans doute jadis oublié par les bûcherons. L’épais matelas d’aiguilles lui fait un lit presque sec, car l’eau s’écoule en dessous. Elle ôte son unique chaussure, arrache ses bas de laine qu’elle tord. Le vent semble venir de tous les points à la fois, et il se creuse çà et là, au plus épais du taillis cinglé par la monstrueuse averse, de véritables tourbillons où, parmi les branches rebroussées, une mince colonne de feuilles mortes monte vers le ciel, aussitôt rabattues par les trombes d’eau.
À ce bruit de pas, elle a levé les yeux sans hâte, et l’aperçoit tout de suite venant vers elle de sa marche prudente de bête nocturne. Comme tout à l’heure celle de Madame, sa longue silhouette se découpe en noir sur le fond plus clair du ciel. Les larges salopettes qui passent par-dessus sa culotte de velours lui font une espèce de jupe. Mouchette l’a reconnu tout de suite à l’odeur de son tabac de contrebande, un tabac belge parfumé à la violette et dont il apporte parfois au père une provision sous la forme d’une large brique couleur de feu, si dure qu’il faut la partager à coups de hachoir.
– Tiens, dit-il, te v’là.
Il l’a presque heurtée de ses grosses bottes qui dégagent une forte odeur de graisse et de terreau. Et aussitôt elle reçoit en plein visage le jet d’une lampe électrique.
– Fait trop sale pour tendre mes crins, je rentre.
Elle se lève avec peine, tenant toujours à la main ses bas et son unique galoche. Tout son petit corps tremble.
– M… ! tu meurs de froid, ma belle. A-t-on idée aussi par un temps pareil d’aller se mettre à l’abri dans les fonds. L’eau va monter d’ici cinq minutes, où je ne m’appelle plus de mon nom. Et qu’est-ce que t’as fait de ton autre galoche, malheureuse ?
– Per… per… due, m’sieu Arsène.
– Imbécile ! Tu reviens de l’école ? Alors, t’aurais pas pu prendre la route non ? Avec les copines ? Faut que tu n’aies pas plus d’idée qu’une poule d’eau, c’est le cas de le dire.
Il braque de nouveau la lanterne. Mouchette essaie désespérément d’enfiler ses bas trempés. Un long moment, elle reste ainsi au centre du halo lumineux, une jambe étendue, l’autre repliée, incapable de quitter son gîte où elle a fini par se rasseoir, immobile, paralysée par la lumière.
– Si tu rentres chez le père sans ton compte de galoches, gare à tes fesses ! Te rappelles-tu au moins où tu l’as perdue, nigaude ?
Mouchette lève la tête, essaie de distinguer le visage penché vers elle dans les ténèbres. La présence de ce garçon ne l’inquiète d’ailleurs pas plus que celle d’une bête familière, mais bien avant qu’elle ait formé aucune pensée, son oreille a saisi dans la voix pourtant bien connue, elle ne sait quelle imperceptible fêlure. C’est comme la brûlure d’une mèche de fouet sur ses reins ; elle est debout.
– Qu’est-ce qui te prend ? Te v’là bien vivace tout à coup. On dirait que t’a marché dans un nid de frelons. Vas-tu me dire où tu l’as laissée ta galoche, bon Dieu de bon Dieu !
La voix s’est faite plus dure, impérieuse, et Mouchette sait que le temps presse, qu’elle risque une paire de calottes. Mais quoi ! Menaces ni coups ne pourront tirer d’elle une parole, aussi longtemps que ne seront pas dénoués ses nerfs. Elle peut très bien écouter un quart d’heure sans broncher, sans même l’entendre, une mercuriale de Madame et pour un geste, un mot, elle sent venir ce que l’institutrice désigne volontiers sous le nom de crise – votre crise : « J’aurai probablement blessé mademoiselle Mouchette. » Et les camarades de rire. Mais le père dit plus simplement : « Tu fais ta tête de cochon. »
Elle recule de quelques pas obliques jusqu’au plus gros des pins, s’y adosse. Du revers de la main gauche, elle essuie son front, ses joues. Le ruban qui tient serrée sa courte natte est resté dans les ronces, lui aussi. Les mèches éparses qu’elle graisse d’huile chaque dimanche ruissellent. M. Arsène la regarde encore une longue minute. Elle ne voit pas ses yeux, mais elle entend son souffle.
– Viens-t’en, fait-il. Assez parlé ! L’eau monte.
Il marche devant, elle le suit. Les brefs éclairs de la lampe font paraître la nuit plus noire, plus traîtresse. Mouchette bute sur les souches, se blesse les pieds aux aiguilles de pin.
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