Pour rien au monde elle n’oserait demander à M. Arsène de ralentir, car elle a au plus profond de son être cet instinct de docilité physique des femmes du peuple qui peuvent bien couvrir d’injures l’ivrogne, mais n’en trottent pas moins à son côté, règlent leur marche sur la sienne. Sa robe est un suaire de glace. Elle ne s’en soucie guère, elle a cessé de souffrir du froid, elle ne sent plus ses jambes ni son ventre, la douleur commence au creux de la poitrine – un malaise, un vide, une nausée. Son regard n’est attentif qu’au mouvement régulier des épaules de son compagnon… Halte !
Le mot parvient trop tard à ses oreilles. Elle avance, tombe sur les genoux, se relève. Ils sont au centre d’une clairière qu’elle ne connaît pas. La pluie a cessé, le vent redouble. Un ciel livide coule au-dessus de leurs têtes, avec un bruit de grandes eaux.
– Arrive ici !
Elle doit faire encore quelques pas et sa fatigue est si grande que pour grimper la légère pente où glissent ses pieds nus, elle prend, sans y songer, la main de son compagnon.
– Baisse-toi donc !
Il entre le premier dans la hutte et d’un coup de reins se débarrasse de sa musette qui fait par terre un bruit mou. Elle est pleine de lapins à peine raidis encore, au poil gluant d’eau et de sang.
– Parions que tu ne connaissais pas la hutte à Zidas, dit-il. Les meilleures cachettes sont les plus bêtes. Une sale boîte ouverte à tous les vents, personne ne se méfie de ça. L’année dernière, un peu avant l’ouverture, les gens de Boulogne sont venus avec les panneaux. On a raflé tant de perdreaux que la camionnette a dû faire deux voyages. Au retour, voilà qu’elle reste en carafe sur la route de Blangy. Les gardes ont eu vent de la chose. J’ai entassé ici pour plus de cinq mille francs de gibier. Remarque que les gendarmes ont battu la plaine en tous sens, ils ont même trouvé des caches de l’autre automne, pleines de paille pourrie, mais l’idée ne leur est seulement pas venue de fouiller la bicoque, et l’auraient-ils fouillée, vois-tu bien, qu’ils n’auraient probablement trouvé qu’un tas de fagots et une vieille veste. Parce que…
Elle s’est laissée tomber dans un coin, sur la terre nue. Ce flot de paroles l’empêche de penser, mais tous ses sens à l’affût guettent elle ne sait quoi encore, épient un péril prochain. Car sa méfiance une fois éveillée ne se rendort pas aisément. Comme les yeux lui font mal, elle abaisse dessus ses paupières. On dirait qu’elle dort.
Aucun des gestes de son hôte ne lui échappe pourtant. De ses longues mains qui restent toujours, sous la crasse, plus blanches que celles des gens du village, M. Arsène fouille le sol comme un chien, les feuilles mortes volent d’une extrémité à l’autre de la cabane. Enfin, la trappe se découvre, un simple couvercle de boîte muni d’une poignée de corde. Il se coule par l’ouverture, reparaît au bout d’un instant.
– Avale-moi ça ! fait-il d’un ton sans réplique.
L’accent brutal rassure Mouchette mieux qu’aucune parole d’amitié. D’ailleurs, elle est hors d’état de se défendre autrement que par l’immobilité, le silence. Elle commence seulement à comprendre que sa course à travers bois sous l’averse a duré longtemps, très longtemps, qu’elle y a épuisé ses forces. Elle serre convulsivement les dents sur le goulot recouvert de drap du bidon militaire qui empeste le vin aigre. L’alcool est descendu dans sa poitrine ainsi qu’un jet de plomb fondu. Dieu ! Il lui semble que sa fatigue coule le long de ses membres, fourmille à chaque articulation blessée.
M. Arsène jette un fagot dans la cheminée d’argile qu’il a grossièrement façonnée.
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