Avec un vent pareil, il suffirait d’un rien pour foutre la braise aux quatre coins de la cabane, on flamberait ici dedans comme des rats. Tu ne te doutes pas que t’as les fesses juste au-dessus de ma provision de cartouches. Hein, ma belle, quel saut !
Visiblement, il s’efforce de rire. Mouchette voudrait répondre, par politesse, mais un instinct beaucoup plus fort que sa volonté lui impose le silence. D’ailleurs, la chaleur de l’alcool se dissipe peu à peu, ses paupières sont lourdes, elle dormirait volontiers.
– T’as pas beaucoup de conversation, fait-il, mais pour une fille ça n’est pas malgracieux, au contraire.
Il a pris dans la poche de sa veste pendue au mur un énorme oignon d’argent.
– À quelle heure t’es sortie de classe ?
– Je ne sais point, répond Mouchette méfiante. Peut-être ben six heures et demie. J’ai quitté avant les autres.
– Seule ?
– Bien sûr.
– Personne ne t’a vue ?
– Est-ce que je peux savoir ? Pourquoi me demandez-vous ça, monsieur Arsène ? Le nez du garçon s’est froncé comme celui d’un chat. Elle hausse les épaules, mais imperceptiblement, pour elle seule. Certes, les innombrables volées qu’elle a reçues n’ont pas asservi son cœur, mais elles lui ont enseigné, avec la prudence, un tranquille et sournois mépris des colères d’homme.
– J’ai sauté la haie, monsieur Arsène.
– Et t’as voulu rentrer par les pâtures ?
– Oui.
– Hé bien, retiens ce que je vais te dire. T’es pas revenue par les pâtures. T’es revenue par la route de Linières, comme de juste, à cause du mauvais temps. Et t’aurais même été jusqu’à Linières, probable, pour acheter des billes.
– Des billes ? Avec quoi ? J’ai pas le sou, monsieur Arsène.
– En voilà, des sous. Tu raconteras que tu les as trouvés. Donc, t’allais jusqu’au village, et tu t’es arrêtée au coin de la Palud, rapport au temps qui devenait franchement mauvais.
– Bon, bon, monsieur Arsène, j’ai compris.
Elle a glissé les sous dans la poche de son tablier, elle les échauffe entre ses doigts. Jamais elle n’en a possédé autant. Ils sont doux à caresser comme de la peau. M. Arsène n’insiste pas.
– Tu t’es donc arrêtée au carrefour. Tu m’as vu sortir de l’estaminet Duplouy. Duplouy est un copain. Je t’ai dit que je rentrais de Bassompierre, que j’avais relevé des collets.
– Des collets ? Faudra parler des collets même aux gendarmes ?
– Regardez-moi ça, la futée !
Il achève de vider la bouteille, se rince la bouche avec la dernière gorgée qu’il souffle en pluie sur les cendres rouges.
– Mieux vaut s’accuser d’avoir volé un œuf à la ducasse de Bragelonne qu’un bœuf à la foire de Saint-Vaast.
Mouchette regarde danser sur les braises les flammes de l’alcool, pareilles à des mouches bleues. Tout son petit visage exprime maintenant la résignation et la ruse. Que de fois déjà elle a dû mentir aux gens de la douane ! Jadis, le père faisait la fraude. Ils habitaient alors bien loin d’ici, du côté de Berbloocke, à la lisière de ces marais si dangereux qu’on ne peut les passer de nuit que derrière un chien des Flandres, expert à flairer sous la croûte durcie la boue gluante qui en dix minutes, pouce après pouce, aspire un homme. Elle était si petite en ce temps-là. Aujourd’hui, sans doute, elle saurait mieux mentir. Chaque mot qu’elle vient d’entendre est déjà inscrit dans sa tête, à la place qu’il faut. M. Arsène va et vient. L’étroitesse de la cabane ne le gêne nullement : il y est aussi à l’aise qu’une de ces bêtes fauves, dans leur cage, telles qu’elle les a vues par la fente des planches à la ménagerie Belloc.
– Tu n’es pas une fille comme les autres, tu es une bonne fille, dit-il tout à coup. Je m’en vas te chercher ton soulier. Possible que nous ayons encore de la route à faire.
Il s’arrête un instant sur le seuil de la porte, et aussitôt l’eau ruisselle sur son dos nu qu’éclaire vaguement le reflet du foyer presque mort.
Elle reste seule.
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