Il a aussi jeté derrière lui son vieux paletot de cuir et sa chemise de laine. La flamme éclate tout à coup dans la fumée, fait luire son torse nu, couleur de cuivre.

 

– Chauffe-toi, dit-il. J’aurais mes raisons de filer d’ici, mais quoi ! Mieux vaut laisser passer le gros du mauvais temps. C’est un cyclone, ma fille – un « cyclone » qu’on appelle. Voilà plus de vingt ans que j’ai vu le pareil, ou pire. À cette époque-là, je n’allais point à l’école, j’étais mignard. La chose s’est passée d’abord en mer, au large, à des milles et des milles de nous, et elle est venue en suivant la côte des Anglais. À Boulogne, le ciel était si noir que les bourgeois sortaient dans la rue. Il s’est fait un grand silence, puis la mer, du côté du nord-ouest, figure-toi, la mer s’est mise à bouillir. Oui, tu aurais dit l’eau d’une casserole lorsqu’elle commence à chanter. Mais on n’entendait rien encore. On n’a même pas entendu grand-chose. On a seulement vu soudain les bâtiments de la douane entourés d’une vapeur, – pas une fumée, comprends bien – une vapeur. À croire que l’air bouillait, lui aussi. Et voilà que le toit des docks s’est soulevé lentement, lentement. De loin, ça ressemblait à une bête qui se gonfle, un dragon. Puis, la voilà encore, cette sacrée toiture, qui bat comme une voile, et monte dans le ciel, avec la charpente, vrac ! Nous regardions, tu penses, nous – les gosses ! Quand le cyclone a passé sur la ville, la terre a tremblé. Mais dans ce cas-là tu ne sens pas la force du vent : elle aspire, tu es dans le vide. Tu n’entendrais même rien du tout, n’était les briques des faîtes, les ardoises qui pètent de toutes parts, un vrai feu de salve. La ville et la mer fumaient ensemble.

 

L’expérience de Mouchette ne s’y trompe pas : le bel Arsène est ivre. Seulement son ivresse ne ressemble guère à celle du père. Personne ne l’a d’ailleurs jamais vu tituber au mitan de la route, ou raser les murs, à la manière d’une bête blessée qui rentre au gîte. « C’est des manières de paillasses, dit-il avec dédain, des guignols qui ne portent pas la goutte, et se font accroire à eux-mêmes qu’ils sont saouls. Il se vante volontiers de ne pas appartenir aux gens d’ici, d’être né à Boulogne par hasard d’une maman bretonne et d’un père inconnu. D’ordinaire, l’alcool le rend plutôt silencieux. Ou alors, il parle comme ce soir d’une voix égale, presque basse, avec une flamme bizarre dans les yeux, et quand il commence à raconter ses histoires de mer – il a servi dans la marine – gare à qui rigole ! On le voit soudain se dandiner sur ses jambes, signe infaillible d’une de ces colères que tous redoutent parce qu’elles ne ressemblent pas aux leurs, gardent à leurs yeux quelque chose d’inexplicable.

 

–Écoute, dit-il, le voilà… Le voilà, qui prend la plaine de biais. Dans cinq minutes il fera mauvais sur les hauteurs. Si tu mettais ton oreille à terre, tu l’entendrais galoper. Du temps comme ça, parole d’honneur, ça vous fouette le sang, c’est des temps d’homme.

 

D’une main il lève la bouteille avec une moue gourmande des lèvres qui le fait ressembler à un petit garçon.

 

– Vous allez vous saouler, monsieur Arsène, dit Mouchette d’une voix tranquille.

 

– Faut que je me saoule ce soir, dit-il, faut que je sois ras-bord, vois-tu. J’ai des ennuis.

 

Sa longue main glisse vers l’épaule de Mouchette, effleure son dos, ses flancs d’une maladroite caresse.

 

– Te voilà sèche, petite, tant mieux.