Mais ce n’est pas la braise que regarde Mouchette. Elle fixe le visage que le reflet du halo lumineux sur le mur fait à peine émerger de l’ombre. Il a perdu son expression canaille et, tout tendu vers une image mystérieuse, semble moins l’affronter que se recueillir. Un instant le cou – presque aussi long et flexible que celui d’une femme, avec des reflets soyeux – se gonfle, et une grosse veine noire y paraît. Mais si les lèvres tremblent, elles n’articulent aucun son. Dieu ! Voilà des années que la fille de l’ancien contrebandier se sent étrangère parmi les gens de ce village détesté, noirs et poilus comme des boucs, précocement bouffis de mauvaise graisse, les nerfs empoisonnés de café – de ce café dont ils s’imbibent toute l’année, au fond de leurs estaminets puants, et qui finit par donner sa couleur à leur peau.
Le mépris est un sentiment qu’elle connaît mal, parce qu’elle l’imagine naïvement hors de sa portée, elle n’y pense guère plus qu’à ces autres biens, plus matériels, réservés aux riches, aux puissants. On l’étonnerait beaucoup, par exemple, en lui révélant qu’elle méprise Madame, elle se croit seulement révoltée contre un ordre que l’institutrice incarne. « Vous êtes une mauvaise nature ! » s’écrie parfois Madame. Elle n’y contredit pas. Elle n’en éprouve pas plus de honte que de ses vêtements troués, car depuis longtemps sa coquetterie est justement de défier par une insouciance sauvage le jugement dédaigneux de ses compagnes et les moqueries des garçons. Que de fois, le dimanche matin, lorsque la mère l’envoie au village chercher la provision de lard pour la semaine, elle a fait exprès de marcher dans les ornières afin d’arriver toute crottée sur la place, à l’heure où les gens sortent de la messe… Et voilà que brusquement…
Il souffle encore sur le morceau de braise, puis le laisse glisser à ses pieds. Leurs deux regards se croisent. Elle voudrait bien faire passer dans le sien ce sentiment dont elle ne sent que la violence, ainsi que le palais, au contact d’un jeune alcool trop vert, n’éprouve que la brûlure. À cette violence, elle ne saurait donner un nom. Qu’a-t-elle en effet de commun avec ce que les gens appellent l’amour, et les gestes qu’elle sait ? Elle ne peut que continuer à diriger tout droit, sans trembler, le jet de la lampe sur la main blessée.
– Ouvre la porte, commande-t-il. Je m’en vas jeter les cendres. Pour qui que ce soit, nous n’avons pas mis les pieds ici aujourd’hui, comprends-tu ? Pour personne, pas même pour ton père. Maintenant, je passe devant. Suis-moi.
Le cuir de ses chaussures trop larges la fait horriblement souffrir, mais elle est trop occupée à ne pas perdre de vue son compagnon. La nuit, d’ailleurs, n’est pas très noire. Comme ils quittent sans cesse les chemins pour couper au plus court dans le taillis, Mouchette cherche vainement à s’orienter. Bientôt elle n’y songe plus. Elle est très surprise de se retrouver tout à coup sur la grand-route, juste devant l’estaminet de M. Duplouy. Les volets de la maisonnette sont clos, ne laissent filtrer aucune lumière. Il doit être très tard, sûrement.
M. Arsène entre dans la cour, frappe à une porte basse qui s’ouvre sans bruit. Il parle un moment, si vite qu’elle ne peut saisir aucun mot. Lorsqu’il revient vers elle, il a un singulier sourire, qui serre le cœur.
– Écoute, dit-il, ce gars-là n’est pas ce que j’avais cru, n’importe. On s’arrangera sans lui, j’ai mon plan, tout saoul que je suis. Nous allons encore faire un bout de chemin. Si t’es rendue, je te porterai sur mes épaules.
Il lui parle maintenant comme à une égale.
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