Oh ! non ! elle n’est pas fatiguée, elle n’a pas peur, elle pourrait très bien marcher toute la nuit, qu’il ne se mette donc pas en peine !… Ce sont là des phrases qu’elle prononce au dedans d’elle, une voix si douce ! Mais elle ne réussit qu’à secouer la tête, d’un air bougon.

 

Ils s’arrêtent devant une autre cabane, que Mouchette connaît bien. On l’appelle le « Rendez-Vous ». Au printemps, les bûcherons y rangent leurs outils. Elle est vide. La porte cède au premier coup de pied.

 

– Une chance que j’y sois venu avant-hier, dit M. Arsène. Il y a du bois sec et de la bougie. On va faire flambée sur flambée. Au matin, je veux qu’il y ait ici dedans un tas de cendres, de quoi remplir une brouette, je dirai que j’y ai passé la journée, au sec.

 

Ils s’assoient de chaque côté de l’âtre et Mouchette tient les yeux fixés sur ses galoches. La réflexion lui est si peu familière qu’elle n’a aucune conscience de l’effort qu’elle fait pour comprendre. S’il lui arrive de s’échapper souvent d’elle-même, grâce au rêve, elle a perdu depuis longtemps le secret de ces routes mystérieuses par lesquelles on rentre en soi. Il lui semble seulement que tout le feu de sa vie, toute sa vie, est maintenant concentrée au même point, au même point douloureux de sa petite poitrine, qu’elle y prend peu à peu la dureté, l’inflexible éclat du diamant. Oui, du diamant, d’une de ces pierres magiques dont Madame affirme qu’elles se rencontrent, enfermées là depuis des siècles, au cœur noir d’un bloc de charbon. Elle n’ose regarder M. Arsène. Mais ce qu’elle redoute le plus, c’est de l’entendre. Une parole de lui, dans ce silence, la briserait sûrement comme verre.

 

– Écoute, petite, commence-t-il tout à coup, voilà que je t’en ai dit trop ou trop peu, faut que j’aille à présent jusqu’au bout. D’ailleurs, t’auras pas fait demain dix pas hors de ta maison que t’entendras raconter des contes. Je connais les gens. Ils ne feraient pas de mal à une mouche, mais ils ne peuvent pas voir une flaque de sang qu’ils n’y mettent aussitôt la langue. N’importe ! Ça n’est pas une chose ordinaire de se fier à une fille, et surtout à une fille de ton âge – une gamine autant dire. Enfin, tâche de lever le nez, de me regarder en face, bien en face, comme un homme.

 

Elle essaie, courageusement. Mais chaque fois qu’il rencontre celui de M. Arsène, son regard glisse malgré elle, s’échappe. Elle n’en est pas maîtresse : on dirait une goutte d’huile sur une toile cirée. Péniblement, elle arrive à l’arrêter sur l’échancrure de la chemise, juste à la place où la peau brune s’éclaircit, marquée d’un signe noir.

 

– C’est malheureux, fait-il en haussant les épaules. Si jeunes que vous soyez, vous autres femmes, vous ne pouvez pas vous passer de grimacer. Enfin, regarde-moi ou ne me regarde pas, fais à ta mode. N’empêche que tu aurais tort de croire que j’agis sans réflexion. J’ai beau être fameusement saoul, je garde ma tête. Hé bien, veux-tu savoir pourquoi j’ai de l’estime pour toi ? Depuis que je t’ai vue rossée par ton père, le soir de la ducasse de Saint-Venant, tu te souviens ? Il te cinglait le derrière avec la baguette de son fusil, et t’arrêtais pas de tourner sur tes petits pieds pour lui faire face, il a fini par t’envoyer sa main dans la figure. Et tu as été tranquillement t’asseoir au coin de la fenêtre, en secouant ta robe, avec des yeux aussi secs que l’étoupe de mon briquet. Oh ! tu penses, j’ai reçu plus d’une raclée quand j’étais jeune, mais toi, vrai, tu m’as fait honte.