Je vous prie, en conséquence, de vouloir bien les emporter avec vous à Londres, et de les considérer simplement comme une partie de votre héritage qui vous aurait été restituée dans des conditions peu ordinaires. Quant à ma fille, ce n'est qu'une enfant, et jusqu'à présent, je suis heureux de le dire, elle ne prend que peu d'intérêt à ces hochets de vain luxe. J'ai également appris de Mrs Otis, qui n'est point une autorité à dédaigner dans les choses d'art, soit dit en passant, car elle a eu le bonheur de passer plusieurs hivers à Boston étant jeune fille, que ces pierres précieuses ont une grande valeur monétaire, et que si on les mettait en vente on en tirerait une belle somme. Dans ces circonstances, lord Canterville, vous reconnaîtrez, j'en suis sûr, qu'il m'est impossible de permettre qu'ils restent entre les mains d'aucun membre de ma famille ; et d'ailleurs toutes ces sortes de vains bibelots, de joujoux, si appropriés, si nécessaires qu'ils soient à la dignité de l'aristocratie britannique, seraient absolument déplacés parmi les gens qui ont été élevés dans les principes sévères, et je puis dire les principes immortels de la simplicité républicaine. Je me hasarderais peut-être à dire que Virginia tient beaucoup à ce que vous lui laissiez la boite elle-même, comme un souvenir des égarements et des infortunes de votre ancêtre. Cette boîte étant très ancienne et par conséquent très délabrée vous jugerez peut-être convenable d'agréer sa requête. Quant à moi, je m'avoue fort surpris de voir un de mes propres enfants témoigner si peu d'intérêt que ce soit aux choses du moyen-âge, et je ne saurais trouver qu'une explication à ce fait, c'est que Virginia naquit dans un de vos faubourgs de Londres, peu de temps après que Mrs Otis fut revenue d'une excursion à Athènes.
Lord Canterville écouta sans broncher le discours du digne ministre en tirant de temps à autre sa moustache grise pour cacher un sourire involontaire.
Quand M. Otis eut terminé, il lui serra cordialement la main, et lui répondit :
— Mon cher monsieur, votre charmante fillette a rendu à mon malheureux ancêtre un service très important. Ma famille et moi nous sommes très reconnaissants du merveilleux courage, du sang-froid dont elle a fait preuve. Les joyaux lui appartiennent, c'est clair, et par ma foi je crois bien que si j'avais assez peu de cœur pour les lui prendre, le vieux gredin sortirait de sa tombe au bout de quinze jours, et me ferait une vie d'enfer. Quant à être des bijoux de famille, ils ne le seraient qu'à la condition d'être spécifiés comme tels dans un testament, dans un acte légal, et l'existence de ces joyaux est restée ignorée. Je vous certifie qu'ils ne sont pas plus à moi qu'à votre maître d'hôtel. Quand miss Virginia sera grande, elle sera enchantée, j'oserai l'affirmer, d'avoir de jolies choses à porter. En outre, M. Otis, vous oubliez que vous avez pris l'ameublement et le fantôme sur inventaire. Donc, tout ce qui appartient au fantôme vous appartient. Malgré toutes les preuves d'activité qu'a données sir Simon, la nuit, dans le corridor, il n'en est pas moins mort, au point de vue légal, et votre achat vous a rendu propriétaire de ce qui lui appartient.
M. Otis ne fut pas peu tourmenté du refus de lord Canterville, et le pria de réfléchir à nouveau sur sa décision, mais l'excellent pair tint bon et finit par décider le ministre à accepter le présent que le fantôme lui avait fait.
Lorsque, au printemps de 1890, la jeune duchesse de Cheshire fut présentée pour la première fois à la réception de la Reine, à l'occasion de son mariage, ses joyaux furent l'objet de l'admiration générale. Car Virginia reçut le tortil baronnal qui se donne comme récompense à toutes les petites Américaines qui sont bien sages, et elle épousa son petit amoureux, dès qu'il eut l'âge.
Tous deux étaient si gentils, et ils s'aimaient tant l'un l'autre, que tout le monde fut enchanté de ce mariage, excepté la vieille marquise de Dumbleton, qui avait fait tout son possible pour attraper le duc et lui faire épouser une de ses sept filles.
Dans ce but, elle n'avait pas donné moins de trois grands dîners fort coûteux.
Chose étrange, M. Otis éprouvait à l'égard du petit duc une vive sympathie personnelle, mais en théorie, il était l'adversaire de la particule, et, pour employer ses propres expressions, il avait quelque sujet d'appréhender, que, parmi les influences énervantes d'une aristocratie éprise de plaisir, les vrais principes de la simplicité républicaine ne fussent oubliés.
Mais on ne tint aucun compte de ses observations, et quand il s'avança dans l'aile de l'église de Saint-Georges, Hanover-Square, sa fille à son bras, il n'y avait pas un homme plus fier dans la longueur et dans la largeur de l'Angleterre.
Après la lune de miel, le duc et la duchesse retournèrent à Canterville-Chase, et le lendemain de leur arrivée, dans l'après-midi, ils allèrent faire un tour dans le cimetière solitaire près du bois de pins.
Ils furent d'abord très embarrassés au sujet de l'inscription qu'on graverait sur la pierre tombale de sir Simon, mais ils finirent par décider qu'on se bornerait à y graver simplement les initiales du vieux gentleman, et les vers écrits sur la fenêtre de la bibliothèque.
La duchesse avait apporté des roses magnifiques qu'elle éparpilla sur la tombe ; puis, après s'y être arrêté quelques instants, on se promena dans les ruines du chœur de l'antique abbaye.
La duchesse s'y assit sur une colonne tombée, pendant que son mari, couché à ses pieds, et fumant sa cigarette, la regardait dans ses beaux yeux.
Soudain, jetant sa cigarette, il lui prit la main et lui dit :
— Virginia, une femme ne doit pas avoir de secrets pour son mari.
— Cher Cecil, je n'en ai pas.
— Si, vous en avez, répondit-il en souriant, vous ne m'avez jamais dit ce qui s'était passé pendant que vous étiez enfermée avec le fantôme.
— Je ne l'ai jamais dit à personne, répliqua gravement Virginia.
— Je le sais, mais vous pourriez me le dire.
— Je vous en prie, Cecil, ne me le demandez pas. Je ne puis réellement vous le dire, Pauvre sir Simon ! je lui dois beaucoup. Oui, Cecil, ne riez pas, je lui dois réellement beaucoup. Il m'a fait voir ce qu'est la vie, ce que signifie la Mort et pourquoi l'Amour est plus fort que la Mort.
Le duc se leva et embrassa amoureusement sa femme.
— Vous pourrez garder votre secret, tant que je posséderai votre cœur, dit-il, à demi-voix.
— Vous l'avez toujours eu, Cecil.
— Et vous le direz un jour à nos enfants, n'est-ce pas ?
Virginia rougit.
LE SPHINX QUI N'A PAS DE SECRET {28}
Gravure au trait
Un après-midi, j'étais assis à la terrasse du café de la Paix, contemplant la splendeur et les dessous de la vie parisienne.
Tout en prenant mon vermouth, j'étudiais avec curiosité l'étrange panorama où l'orgueil et la pauvreté défilaient devant moi, quand je m'entendis appeler par mon nom.
Je fis demi-tour et je me vis en face de lord Murchison.
Nous ne nous étions pas revus depuis que nous avions été au collège ensemble, il y avait dix ans de cela.
Aussi fus-je charmé de cette rencontre.
Nous échangeâmes une chaude poignée de main.
À Oxford, nous avions été grands amis. Je l'aimais énormément.
Il était si bon, si plein d'entrain, si plein d'honneur. Nous disions souvent de lui qu'il serait le meilleur garçon du monde sans son penchant à dire toujours la vérité, mais je crois que réellement nous ne l'en admirions que davantage pour sa franchise.
Je le trouvai bien un peu changé.
Il avait l'air anxieux, embarrassé. On eût dit qu'il avait des doutes au sujet de quelque chose. Je devinais que ce n'était point là un effet du moderne scepticisme, car Murchison était le plus immuable des torgs et il croyait au Pentateuque avec autant de fermeté qu'il croyait en la Chambre des Pairs.
Je conclus qu'il y avait une femme sous roche et je lui demandai s'il était déjà marié.
— Je ne comprends pas encore assez les femmes, répondit-il.
— Mon cher Gérald, dis-je, les femmes sont faites pour qu'on les aime et non pour qu'on les comprenne.
— Je ne saurais aimer quand je ne peux avoir confiance, répliqua-t-il.
— Je crois que vous avez un mystère dans votre vie, Gérald, dis-je, contez-moi cela.
— Allons faire une promenade en voiture, répondit-il. Il y a trop de foule ici… Non, non, pas cette voiture jaune, n'importe quelle autre couleur. Tenez ! celle-ci, qui est vert foncé, fera l'affaire.
Et, quelques minutes après, nous descendions le boulevard au trot dans la direction de la Madeleine.
— Où irons-nous ? demandai-je.
— Oh ! où vous voudrez, répondit-il, au restaurant du bois. Nous y dînerons, et vous me raconterez tout ce qui vous concerne.
— Je veux vous écouter d'abord vous-même, dis-je. Contez-moi votre mystère.
Il tira de sa poche un petit porte-cartes, de maroquin à fermoir d'argent et me le tendit.
Je l'ouvris.
À l'intérieur il y avait une photographie de femme.
Elle était grande et élancée, étrangement pittoresque avec ses grands yeux vagues et sa chevelure flottante. Elle avait une physionomie de clairvoyante et était enveloppée de riches fourrures.
— Que dites-vous de cette figure ? dit-il. Est-ce qu'elle inspire la confiance ?
Je l'examinai attentivement.
Elle me donna l'impression d'une femme qui a eu un secret, mais ce secret était-il honnête ou non, je ne saurais le dire.
Cette beauté semblait faite de bien des mystères réunis, en fait une beauté psychologique plutôt que plastique, et puis, ce léger sourire, qui se jouait sur les lèvres, était bien trop subtil pour avoir un véritable charme.
— Eh bien ? s'écria-t-il avec impatience, qu'en dites-vous ?
— C'est la Joconde en noir, répondis-je. Dites-moi tout ce qui la concerne.
— Pas maintenant, après dîner.
Et nous nous mîmes à parler d'autre chose.
Quand le garçon nous eut apporté le café et des cigarettes, je rappelai à Gérald sa promesse.
Il se leva de sa chaise, alla et revint deux ou trois fois dans la pièce.
Puis, se laissant choir dans un fauteuil, il me conta l'histoire suivante.
— Un soir, vers cinq heures, je descendais Bond-Street.
Il y avait un grand encombrement de voitures et la circulation était tout à fait arrêtée.
Tout près du trottoir était rangé un petit brougham jaune, qui pour une raison ou une autre attira mon attention.
Comme je passais tout près, je vis s'avancer, pour regarder dehors, la figure que je vous ai montrée cet après-midi.
Elle me fascina immédiatement.
Pendant toute la nuit, je ne pensai pas à autre chose, et il en fut de même le lendemain.
Je montai, je redescendis à plusieurs reprises cette maudite rangée, jetant un regard furtif dans toutes les voitures, attendant le brougham jaune, mais je n'arrivai point à découvrir ma belle inconnue, si bien que je finis par me persuader que je ne l'avais vue qu'en songe.
Environ huit jours après, je dînai avec madame de Rastail.
Le dîner était pour huit heures, mais à huit heures et demie, nous attendions encore au salon.
À la fin, le domestique ouvrit la porte et annonça lady Alroy.
C'était la femme que j'avais cherchée.
Elle entra avec grande lenteur.
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