Elle est peinte en curieuses lettres dorées, et elle est difficile à lire. Il n'y a que six vers :
Lorsqu'une jeune fille blonde saura amener
Sur les lèvres du pécheur une prière,
Quand l'amandier stérile portera des fruits
Et qu'une enfant laissera couler ses pleurs,
Alors toute la maison retrouvera le calme,
Et la paix rentrera dans Canterville.
Mais je ne sais pas ce que cela signifie.
— Cela signifie que vous devez pleurer avec moi sur mes péchés, parce que moi je n'ai pas de larmes, que vous devez prier avec moi pour mon âme, parce que je n'ai point de foi et alors si vous avez toujours été douce, bonne et tendre, l'Ange de la Mort prendra pitié de moi. Vous verrez des êtres terribles dans les ténèbres, et des voix funestes murmureront à vos oreilles, mais ils ne pourront vous faire aucun mal, car contre la pureté d'une jeune enfant les puissances de l'Enfer ne sauraient prévaloir.
Virginia ne répondit pas, et le Fantôme se tordit les mains clans la violence de son désespoir, tout en regardant la tête blonde qui se penchait.
Soudain elle se redressa, très pâle, une lueur étrange dans les yeux.
— Je n'ai pas peur, dit-elle d'une voix ferme, et je demanderai à l'Ange d'avoir pitié de vous.
Il se leva de son siège, en poussant un faible cri de joie, prit la tête blonde entre ses mains avec une grâce qui rappelait le temps jadis, et la baisa.
Ses doigts étaient froids comme de la glace, et ses lèvres brûlantes comme du feu, mais Virginia ne faiblit pas, et il lui fit traverser la chambre sombre.
Sur la tapisserie d'un vert fané étaient brodés de petits chasseurs. Ils soufflaient dans leurs cors ornés de franges, et de leurs mains mignonnes, ils lui faisaient signe de reculer.
— Reviens sur tes pas, petite Virginia. Va-t'en, va-t'en ! criaient-ils.
Mais le fantôme ne lui serrait que plus fort la main, et elle ferma les yeux pour ne pas les voir.
D'horribles animaux à queue de lézards ; aux gros yeux saillants, clignotèrent aux angles de la cheminée sculptée et lui dirent à voix basse :
— Prends garde, petite Virginia, prends garde. Nous pourrons bien ne plus te revoir.
Mais le Fantôme ne fit que hâter le pas, et Virginia n'écouta rien.
Quand ils furent au bout de la pièce, il s'arrêta et murmura quelques mots qu'elle ne comprit pas.
Elle rouvrit les yeux et vit le mur se dissiper lentement comme un brouillard, et devant elle s'ouvrit une noire caverne.
Un âpre vent glacé les enveloppa, et elle sentit qu'on tirait sur ses vêtements.
— Vite, vite, cria le Fantôme, ou il sera trop tard.
Et au même instant, la muraille se referma derrière eux, et la chambre aux tapisseries resta vide.
VI
Environ dix minutes après, la cloche sonna pour le thé, et Virginia ne descendit pas.
Mrs Otis envoya un des laquais pour la chercher.
Il ne tarda pas à revenir, en disant qu'il n'avait pu découvrir miss Virginia nulle part.
Comme elle avait l'habitude d'aller tous les soirs dans le jardin cueillir des fleurs pour le dîner, Mrs Otis ne fut pas du tout inquiète. Mais six heures sonnèrent, Virginia ne reparaissait pas.
Alors sa mère se sentit sérieusement agitée, et envoya les garçons à sa recherche, pendant qu'elle et M. Otis visitaient toutes les chambres de la maison.
À six heures et demie, les jumeaux revinrent et dirent qu'ils n'avaient trouvé nulle part trace de leur sœur.
Alors tous furent extrêmement émus, et personne ne savait que faire, quand M. Otis se rappela soudain que peu de jours auparavant, il avait permis à une bande de bohémiens de camper dans le parc.
En conséquence, il partit sur-le-champ pour le Blackfell-Hollow, accompagné de son fils aîné et de deux domestiques de ferme.
Le petit duc de Cheshire, qui était absolument fou d'inquiétude, demanda instamment à M. Otis de se joindre à lui, mais M. Otis s'y refusa, dans la crainte d'une bagarre. Mais quand il arriva à l'endroit en question, il vit que les bohémiens étaient partis.
Il était évident qu'ils s'étaient hâtés de décamper, car leur feu brûlait encore, et il était resté des assiettes sur l'herbe.
Après avoir envoyé Washington et les deux hommes battre les environs, il se dépêcha de rentrer, et expédia des télégrammes à tous les inspecteurs de police du comté en les priant de rechercher une jeune fille qui avait été enlevée par des chemineaux ou des bohémiens.
Puis il se fit amener son cheval, et après avoir insisté pour que sa femme et ses trois fils se missent à table, il partit avec un groom sur la route d'Ascot.
Il avait fait à peine deux milles, qu'il entendit galoper derrière lui.
Il se retourna, et vit le petit duc qui arrivait sur son poney, la figure toute rouge, la tête nue.
— J'en suis terriblement fâché, lui dit le jeune homme d'une voix entrecoupée, mais il m'est impossible de manger, tant que Virginia est perdue. Je vous en prie, ne vous fâchez pas contre moi. Si vous nous aviez permis de nous fiancer l'année dernière, ces ennuis ne seraient jamais arrivés. Vous ne me renverrez pas, n'est-ce pas ? Je ne peux pas ; je ne veux pas !
Le ministre ne put s'empêcher d'adresser un sourire à ce jeune et bel étourdi, et fut très touché du dévouement qu'il montrait à Virginia.
Aussi se penchant sur son cheval, il lui caressa les épaules avec bonté, et lui dit :
— Eh bien, Cecil, puisque vous tenez à rester, il faudra bien que vous veniez avec moi, mais il faudra aussi que je vous trouve un chapeau à Ascot.
— Au diable le chapeau ! C'est Virginia que je veux ! s'écria le petit duc en riant.
Puis ils galopèrent jusqu'à la gare.
Là, M. Otis s'informa auprès du chef de gare, si on n'avait pas vu sur le quai de départ une personne répondant au signalement de Virginia, mais il ne put rien apprendre sur elle.
Néanmoins le chef de gare lança des dépêches le long de la ligne, en amont et en aval, et lui promit qu'une surveillance minutieuse serait exercée.
Ensuite, après avoir acheté un chapeau pour le petit duc chez un marchand de nouveautés qui se disposait à fermer boutique, M. Otis chevaucha jusqu'à Bexley, village situé à quatre milles plus loin, et qui, lui avait-on dit, était très fréquenté des bohémiens.
Quand on eut fait lever le garde champêtre, on ne put tirer de lui aucun renseignement.
Aussi, après avoir traversé la place, les deux cavaliers reprirent le chemin de la maison, et rentrèrent à Canterville vers onze heures, le corps brisé de fatigue, et le cœur brisé d'inquiétude.
Ils trouvèrent Washington et les jumeaux qui les attendaient au portail, avec des lanternes, car l'avenue était très sombre.
On n'avait pas découvert la moindre trace de Virginia.
Les bohémiens avaient été rattrapés sur la prairie de Brockley, mais elle ne se trouvait point avec eux.
Ils avaient expliqué la hâte de leur départ en disant qu'ils s'étaient trompés sur le jour où devait se tenir la foire de Chorton, et que la crainte d'arriver trop tard les avait obligés à se dépêcher.
En outre, ils avaient paru très désolés de la disparition de Virginia, car ils étaient très reconnaissants à M. Otis de leur avoir permis de camper dans son parc. Quatre d'entre eux étaient restés en arrière pour prendre part aux recherches.
On avait vidé l'étang aux carpes. On avait fouillé le domaine dans tous les sens, mais on n'était arrivé à aucun résultat.
Il était évident que Virginia était perdue, au moins pour cette nuit, et ce fut avec un air de profond accablement que M. Otis, et les jeunes gens rentrèrent à la maison, suivis du groom qui conduisait en main le cheval et le poney.
Dans le hall, ils trouvèrent le groupe des domestiques épouvantés.
La pauvre Mrs Otis était étendue sur un sofa dans la bibliothèque, presque folle d'effroi et d'anxiété, et la vieille gouvernante lui baignait le front avec de l'eau de Cologne.
M. Otis insista aussitôt pour qu'elle mangeât un peu, et fit servir le souper pour tout le monde.
Ce fut un bien triste repas.
On y parlait à peine, et les jumeaux eux-mêmes avaient l'air effarés, abasourdis, car ils aimaient beaucoup leur sœur.
Lorsqu'on eut fini, M. Otis, malgré les supplications du petit duc, ordonna que tout le monde se couchât, en disant qu'on ne pourrait rien faire de plus cette nuit, que le lendemain matin il télégraphierait à Scotland-Yard, pour qu'on mît immédiatement à sa disposition quelques détectives.
Mais voici qu'au moment même où l'on sortait de la salle à manger, minuit sonna à l'horloge de la tour.
À peine les vibrations du dernier coup étaient-elles éteintes qu'on entendit un craquement suivi d'un cri perçant.
Un formidable roulement de tonnerre ébranla la maison. Une mélodie qui n'avait rien de terrestre flotta dans l'air. Un panneau se détacha bruyamment du haut de l'escalier, et sur le palier, bien pâle, presque blanche, apparut Virginia, tenant à la main une petite boîte.
Aussitôt tous de se précipiter vers elle. Mrs Otis la serra passionnément sur son cœur.
Ce petit duc l'étouffa sous la violence de ses baisers, et les jumeaux exécutèrent une sauvage danse de guerre autour du groupe.
— Grands dieux ! Ma fille, où êtes-vous allée ? dit M. Otis, assez en colère, parce qu'il se figurait qu'elle avait fait à tous une mauvaise farce. Cecil et moi, nous avons battu à cheval tout le pays, à votre recherche, et votre mère a failli mourir de frayeur. Il ne faudrait pas recommencer de ces mystifications-là.
— Excepté pour le fantôme ! excepté pour le fantôme ! crièrent les jumeaux en continuant leurs cabrioles.
— Ma chérie, grâce à Dieu, vous voilà retrouvée, il ne faudra plus me quitter, murmurait Mrs Otis, en embrassant l'enfant qui tremblait, et en lissant ses cheveux d'or épars sur ses épaules.
— Papa, dit doucement Virginia, j'étais avec le fantôme. Il est mort. Il faudra que vous alliez le voir. Il a été très méchant, mais il s'est repenti sincèrement de tout ce qu'il avait fait, et avant de mourir il m'a donné cette boîte de beaux bijoux.
Toute la famille jeta sur elle un regard muet, effaré, mais elle avait l'air très grave, très sérieuse.
Puis, se tournant, elle les précéda à travers l'ouverture de la muraille, et l'on descendit par un corridor secret.
Washington suivait tenant une bougie allumée qu'il avait prise sur la table. Enfin, l'on parvint à une grande porte de chêne hérissée de gros clous.
Virginia la toucha. Elle tourna sur ses gonds énormes, et l'on se trouva dans une chambre étroite, basse, dont le plafond était en forme de voûte, et avec une toute petite fenêtre.
Un grand anneau de fer était scellé dans le mur, et à cet anneau était enchaîné un grand squelette étendu de tout son long sur le sol dallé. Il avait l'air d'allonger ses doigts décharnés pour atteindre un plat et une cruche de forme antique, qui étaient placés de telle sorte qu'il ne pût y toucher.
Évidemment la cruche avait été remplie d'eau, car l'intérieur était tapissé de moisissure verte.
Il ne restait plus sur le plat qu'un tas de poussière.
Virginia s'agenouilla auprès du squelette, et joignant ses petites mains, se mit à prier en silence, pendant que la famille contemplait avec étonnement la tragédie terrible dont le secret venait de lui être révélé.
— Hallo ! s'écria soudain l'un des jumeaux, qui était allé regarder par la fenêtre, pour tâcher de deviner dans quelle aile de la maison la chambre était située. Hallo ! le vieux amandier qui était desséché a fleuri. Je vois très bien les fleurs au clair de lune.
— Dieu lui a pardonné ! dit gravement Virginia en se levant, et une magnifique lumière sembla éclairer sa figure.
— Quel ange vous êtes ! s'écria le petit duc, en lui passant les bras autour du cou, et en l'embrassant.
VII
Quatre jours après ces curieux événements, vers onze heures du soir, un cortège funéraire sortit de Canterville-Chase.
Le char était traîné par huit chevaux noirs, dont chacun avait la tête ornée d'un gros panache de plumes d'autruche qui se balançait.
Le cercueil de plomb était recouvert d'un riche linceul de pourpre, sur lequel étaient brodées en or les armoiries des Canterville.
De chaque côté du char et des voitures marchaient les domestiques, portant des torches allumées.
Tout ce défilé avait un air grandiose et impressionnant.
Lord Canterville menait le deuil ; il était venu du pays de Galles tout exprès pour assister à l'enterrement et il occupait la première voiture avec la petite Virginia.
Puis, venaient le ministre des États-unis et sa femme, puis Washington et les trois jeunes garçons.
Dans la dernière voiture était Mrs Umney.
Il avait paru évident à tout le monde, qu'après avoir été apeurée par le fantôme pendant plus de cinquante ans de vie, elle avait bien le droit de le voir disparaître pour tout de bon.
Une fosse profonde avait été creusée dans un angle du cimetière, juste sous le vieux if ; et les dernières prières furent dites de la façon la plus pathétique par le Rév. Augustus Dampier.
La cérémonie terminée, les domestiques se conformant à une vieille coutume établie dans la famille Canterville, éteignirent leurs torches.
Puis, quand le cercueil eut été descendu dans la fosse, Virginia s'avança et posa dessus une grande croix faite de fleurs d'amandier blanches et rouges.
Au même instant, la lune sortit de derrière un nuage et inonda de ses silencieux flots d'argent le cimetière, et d'un bosquet voisin partit le chant d'un rossignol.
Elle se rappela la description qu'avait faite le Fantôme du jardin de la Mort. Ses yeux s'emplirent de larmes, et elle prononça à peine un mot pendant le retour des voitures à la maison.
Le lendemain matin, avant que lord Canterville partît pour la ville, M. Otis s'entretint avec lui au sujet des bijoux donnés par le Fantôme à Virginia. Ils étaient superbes, magnifiques. Surtout certain collier de rubis, avec une ancienne monture vénitienne, était réellement un splendide spécimen du travail du seizième siècle, et le tout avait une telle valeur que M. Otis éprouvait de grands scrupules à permettre à sa fille de les garder.
— Mylord, dit-il, je sais qu'en ce pays, la mainmorte s'applique aux menus objets aussi bien qu'aux terres, et il est clair, très clair pour moi que ces bijoux devraient rester entre vos mains comme propriété familiale.
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