Comme il a l'air malheureux ! Mais je suppose que pour vous, les peintres, sa figure est en rapport avec sa fortune.
— Certainement, dit Trevor, vous ne voudriez pas qu'un mendiant ait l'air heureux.
— Combien gagne un modèle par séance ? demanda Hughie, après s'être confortablement installé sur un divan.
— Un shilling par heure.
— Et vous, Alan, combien vous rapporte votre tableau ?
— Oh ! celui-là, on me le prend pour deux mille.
—Livres ?
— Guinées. Les peintres, les poètes, les médecins comptent toujours par guinées.
— Eh ! bien ! je suis d'avis que le modèle devrait avoir un tant pour cent, s'écria Hughie en riant, car il fait autant de besogne que vous.
— Tout ça, ce sont des bêtises. Rien que la peine qu'on se donne à étendre les couleurs et d'être toujours debout, le pinceau à la main. Vous en parlez à votre aise, Hughie, mais je vous réponds qu'à de certains moments, l'art s'élève jusqu'au niveau d'un métier manuel. Mais assez causé comme cela ! Je suis très occupé. Prenez une cigarette et tenez-vous tranquille.
Quelques instants après, le domestique entra et dit à Trevor que l'encadreur demandait à lui parler.
— Ne vous en allez pas, Hughie, dit-il en sortant, je serai bientôt de retour.
Le vieux mendiant profita de l'absence de Trevor pour se reposer un moment sur le banc de bois qui se trouvait derrière lui.
Il avait l'air si abandonné, si misérable qu'Hughie ne put s'empêcher d'avoir compassion de lui, et qu'il tâta ses poches pour savoir combien il lui restait.
Il n'y trouva qu'un souverain et quelque menue monnaie.
– Pauvre vieux ! se disait-il intérieurement, il en a plus besoin que moi, mais ça veut dire que je me passerai de fiacres pendant quinze jours.
Et traversant l'atelier, il glissa le souverain dans la main du mendiant.
Le vieux sursauta.
Puis un vague sourire erra sur ses lèvres flétries.
— Merci, monsieur, dit-il, merci.
Trevor étant rentré, Hughie lui dit adieu, en rougissant un peu de son action.
Il passa toute la journée avec Laura, reçut une charmante réprimande pour sa prodigalité et se vit forcé de rentrer à pied.
Ce soir-là, il entra au club de la Palette vers onze heures, et trouva Trevor seul dans le fumoir devant un verre de vin blanc à l'eau de seltz.
— Eh ! bien, Alan ! lui dit-il, en allumant sa cigarette. Avez-vous terminé votre tableau à votre gré ?
— Fini et encadré, mon garçon, répondit Trevor. À propos vous avez fait une conquête, ce vieux modèle, que vous avez vu, est tout à fait enchanté de vous. Il a fallu que je lui parle de vous, que je lui dise tout… qui vous êtes, où vous demeurez, votre revenu, vos projets d'avenir, etc…
— Mon cher Alan, s'écria Hughie, je suis sûr que je vais le trouver en faction devant ma porte quand je rentrerai. Mais non, ce n'est qu'une plaisanterie. Pauvre vieux bonhomme ! Je voudrais pouvoir faire quelque chose pour lui. Je trouve terrible qu'on soit aussi misérable. J'ai des quantités de vieux effets chez moi ! Pensez-vous que cela ferait son affaire ? Je le crois, car ses haillons tombaient par morceaux.
— Mais ça lui allait superbement, dit Trevor. Pour rien au monde je ne ferai son portrait en habit noir. Ce que vous appelez des guenilles, je l'appelle du pittoresque ; ce qui vous paraît pauvreté, me semble à moi de la couleur locale ! Néanmoins je lui dirai un mot de votre offre.
— Alan, dit Hughie d'un air sérieux, vous autres peintres, vous êtes des gens sans cœur.
— Un artiste a son cœur dans sa tête, repartit Trevor. D'ailleurs, nous avons à voir le monde comme il est, et non à le refaire d'après ce que nous en savons. À chacun son métier. Maintenant donnez-moi des nouvelles de Laura. Le vieux modèle s'est vraiment intéressé à elle.
— Vous ne voulez pas dire que vous lui en avez parlé ? fit Hughie.
— Mais si, certainement, il sait tout : le colonel inexorable, la charmante Laura, et les dix mille livres.
— Vous avez raconté toutes mes affaires particulières à ce vieux mendiant ! s'écria Hughie, la figure rouge, l'air très en colère.
— Mon vieux, dit Trevor en souriant, ce vieux mendiant, comme vous dites, est l'un des hommes les plus riches de l'Europe. Il pourrait acheter tout Londres demain sans épuiser sa fortune. Il a une maison dans toutes les capitales. Il dîne dans de la vaisselle en or, et s'il lui déplaît que la Russie fasse la guerre, il peut l'en empêcher.
— Qu'est-ce que vous me racontez donc là ? s'écria Hughie.
— C'est comme je vous le dis, reprit Trevor. Le vieux, que vous avez vu aujourd'hui dans l'atelier, c'était le baron Hausberg. C'est un de mes grands amis. Il achète tous mes tableaux et des quantités d'autres. Et il y a un mois, il m'a demandé de faire son portrait en costume de mendiant. Que voulez-vous ? Une fantaisie de millionnaire, et je dois convenir qu'il faisait une magnifique figure dans ses guenilles. Je devrais plutôt dire, dans mes guenilles. C'est un vieux costume que j'ai rapporté d'Espagne.
— Le baron Hausberg, grand dieux{32} ! s'écria Hughie. Et moi qui lui ai donné un souverain !
Et il se laissa tomber dans un fauteuil, et il eut l'air de personnifier le désappointement.
— Vous lui avez donné un souverain ! cria Trevor en éclatant de rire ! Mon garçon, ce souverain-là, vous ne le reverrez jamais ! Son affaire c'est l'argent des autres.
— Il me semble, Alan, que vous auriez bien pu me prévenir, dit Hughie d'un ton maussade, au lieu de me laisser commettre une bêtise aussi ridicule.
— Voyons, Hughie, dit Trevor.
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