En premier lieu, il ne pouvait me venir à l'esprit l'idée que vous alliez distribuant ainsi l'aumône à l'aventure de cette façon extravagante. Que vous embrassiez un joli modèle, cela, je le comprends, mais que vous donniez un souverain à un modèle de laideur ! Par Jupiter non ! Et d'autre part, ma porte était fermée ce jour-là pour tout le monde. Lorsque vous êtes venu, je me suis demandé si Hausberg serait flatté de s'entendre nommer. Vous savez, il n'était pas en tenue de bal.
— Je suis sûr qu'il me prend pour un aigrefin, dit Hughie.
— Pas du tout ! Il était enchanté, quand vous êtes parti ; il ne cessait de se parler tout bas, de se frotter ses vieilles mains ridées. Je me demandais pourquoi il mettait tant d'insistance à savoir tout ce qui vous concernait, et n'y comprenais rien, mais j'y vois clair maintenant. Il va placer votre souverain à votre nom, Hughie. Tous les six mois, il vous enverra l'intérêt, et il aura une histoire superbe à conter au dessert.
—Je suis un pauvre diable de malheureux, grommela Hughie et ce que j'ai de mieux à faire c'est d'aller me coucher ! Quant à vous, mon cher Alan, n'en parlez à personne ; je n'oserais plus me montrer dans le Roso.
— Des bêtises ! cela fait le plus grand honneur à votre esprit de philanthropie, Hughie. Et ne partez pas ! Prenez une autre cigarette, vous me parlerez de Laura tant que vous voudrez.
Mais Hughie ne voulut pas rester.
Il rentra chez lui à pied, se sentant très malheureux, et il quitta Alan au milieu d'une crise de fou rire.
Le lendemain matin, pendant qu'il déjeunait, le domestique lui remit une carte portant ces mots :
« Monsieur Gustave Naudin, de la part de monsieur le baron de Hausberg. »
— Je suppose qu'il m'envoie demander des excuses, se dit Hughie.
Et il donna au domestique l'ordre de faire entrer.
Un vieux gentleman avec des lunettes d'or et des cheveux gris fut introduit et dit avec un léger accent français.
— C'est bien à monsieur Hughie Erskine que j'ai l'honneur de parler ?
Hughie s'inclina.
— Je viens de la part du baron Hausberg, reprit-il.
Le baron…
— Je vous prie, monsieur, de lui présenter mes excuses les plus sincères, balbutia Hughie.
— Le baron, reprit le vieux gentleman, en souriant, m'a chargé de vous remettre la lettre que voici.
Et il tendit une enveloppe cachetée.
Sur cette enveloppe étaient écrits ces mots :
« Cadeau de mariage offert à Hughie Erskine et à Laura Merton par un vieux mendiant.
Et, dans cette enveloppe, il y avait un chèque de dix mille livres.
Quand le mariage eut lieu, Alan fut un des garçons d'honneur, et le baron fit un speech, au déjeuner de noces.
— Des modèles millionnaires, fit remarquer Alan, c'est déjà bien rare, mais des millionnaires modèles, c'est bien plus rare encore.
POÈMES EN PROSE {33}
I – L'artiste
Un soir naquit dans son âme le désir de modeler la statue du Plaisir qui dure un instant. Et il partit par le monde pour chercher le bronze, car il ne pouvait voir ses œuvres qu'en bronze.
Mais tout le bronze du monde entier avait disparu et nulle part dans le monde entier on ne pouvait trouver de bronze, hormis le bronze de la statue du Chagrin qu'on souffre toute la vie.
Or, c'était lui-même, et de ses propres mains, qui avait modelé cette statue et l'avait placée sur la tombe du seul être qu'il eût aimé dans sa vie. Sur la tombe de l'être mort qu'il avait tant aimé, il avait placé cette statue qui était sa création, pour qu'elle y fût comme un signe de l'amour de l'homme qui ne meurt pas et un symbole du chagrin de l'homme, qu'on souffre toute la vie.
Et dans le monde entier il n'y avait pas d'autre bronze que le bronze de cette statue.
Et il prit la statue qu'il avait créée et il la plaça dans une grande fournaise et la livra au feu.
Et du bronze de la statue du Chagrin qu'on souffre toute la vie, il modela une statue du Plaisir qui dure un instant.
II – Le faiseur de bien
C'était la nuit et Il était seul.
Et Il vit de loin les murailles d'une cité considérable et Il s'approcha de la cité.
Et quand Il en fut tout près, Il entendit dans la ville le trépignement du plaisir, le rire de l'allégresse et le fracas retentissant de nombreux luths. Et Il frappa à la porte et un des gardiens des portes lui ouvrit.
Et Il contempla une maison construite de marbre et qui avait de belles colonnades de marbre à sa façade, les colonnades étaient tapissées de guirlandes et au dehors, et au dedans il y avait des torches de cèdre.
Et Il pénétra dans la maison.
Et quand Il eut traversé le hall de chalcédoine et le hall de jaspe et atteint la grande salle du festin, Il vit, couché sur un lit de pourpre marine un homme dont les cheveux étaient couronnés de roses rouges et dont les lèvres étaient rouges de vin.
Et Il alla à lui et le toucha sur l'épaule et lui dit :
— Pourquoi vivez-vous ainsi ?
Et le jeune homme se retourna, et Le reconnut et Lui répondit.
Il Lui dit :
— Un jour, je n'étais qu'un lépreux et vous m'avez guéri. Comment vivrais-je autrement ?
Et, un peu plus loin, Il vit une femme dont le visage était fardé et le costume de couleurs voyantes et dont les pieds étaient chaussés de perles. Et près d'elle vint, avec l'allure lente d'un chasseur, un jeune homme qui portait un manteau de deux couleurs.
Or, la face de la femme était comme le beau visage d'une idole et les yeux du jeune homme brillaient de convoitise.
Et Il le suivit rapidement.
Il toucha la main du jeune homme et lui dit :
— Pourquoi regardez-vous cette femme de cette façon ?
Et le jeune homme se retourna et Le reconnut et dit :
— Un. jour que j'étais aveugle, vous m'avez donné la vue. Qui regarderai-je d'autre ?
Et Il courut en avant et toucha le vêtement de couleurs voyantes de la femme et lui dit :
— Il n'y a pas ici d'autre route à prendre que celle du péché…
Et la femme se retourna et Le reconnut. Et elle rit et elle dit :
— Vous m'avez pardonné mes péchés et cette route est une route agréable.
Et Il sortit de la ville.
Et quand Il sortait de la ville, Il vit assis sur le côté de la route un jeune homme qui pleurait.
Et Il vint à lui et toucha les longues boucles de ses cheveux et lui dit :
— Pourquoi pleurez-vous ?
Et le jeune homme releva la tête pour le regarder et Le reconnut et Lui répondit :
— Un jour que j'étais mort, vous m'avez fait me lever d'entre les morts. Comment ferais-je autre chose que pleurer ?
III – Le disciple
Quand Narcisse mourut, la mare de ses délices se changea d'une coupe d'eaux douces en une coupe de larmes salées et les Oréades vinrent, en pleurant, à travers le bois, chanter près de la mare et la consoler.
Et quand elles virent que la mare s'était, de coupe d'eaux douces, transformée en coupe de larmes salées, elles relâchèrent les boucles vertes de leurs cheveux et crièrent à la mare.
Elles disaient :
— Nous ne nous étonnons pas que vous pleuriez aussi sur Narcisse qui était si beau.
— Mais Narcisse était-il si beau ? dit la mare.
— Qui pouvait mieux le savoir que vous ? répondirent les Oréades. Il nous a négligées, mais vous il vous a courtisée, et il s'est courbé sur vos bords, et il a laissé reposer ses yeux sur vous et c'est dans le miroir de vos eaux qu'il voulait mirer sa beauté.
Et la mare répondit :
— J'aimais Narcisse parce que, lorsqu'il était courbé sur mes bords et laissait reposer ses yeux sur moi, dans le miroir de ses yeux je voyais se mirer ma propre beauté.
IV – Le maître
Or, quand les ténèbres tombèrent sur la terre, Joseph d'Arimathie, ayant allumé une torche de bois résineux, descendit de la colline dans la vallée.
Car il avait affaire dans sa maison.
Et s'agenouillant sur les silex de la Vallée de Désolation, il vit un jeune homme qui était nu et qui pleurait.
Ses cheveux étaient de la couleur du miel et son corps comme une fleur blanche, mais les épines avaient déchiré son corps et sur ses cheveux, il avait mis des cendres comme une couronne.
Et Joseph, qui avait de grandes richesses, dit au jeune homme qui était nu et qui pleurait.
— Je ne m'étonne pas que votre chagrin soit si grand, car sûrement Il était un homme juste.
Et le jeune homme répondit :
— Ce n'est pas pour lui que je pleure, mais pour moi-même. J'ai aussi changé l'eau en vin et j'ai guéri le lépreux, et j'ai rendu la vue à l'aveugle. Je me suis promené sur les eaux et j'ai chassé les démons, les habitants des tombeaux. J'ai nourri les affamés dans le désert où il n'y avait aucune nourriture et j'ai fait se lever les morts de leurs étroites couches et à mon ordre, et devant une grande multitude de peuple, un figuier stérile a refleuri. Tout ce que l'homme a fait, je l'ai fait. Et pourtant on ne m'a pas crucifié.
V – La maison du jugement
Et le silence régnait dans la maison du jugement et l'homme parut nu devant Dieu.
Et Dieu ouvrit le livre de la vie de l'homme.
Et Dieu dit à l'homme :
— Ta vie a été mauvaise, et tu t'es montré cruel envers ceux qui avaient besoin de secours et envers ceux qui étaient dénués d'appui. Tu as été rude et dur de cœur. Le pauvre t'a appelé, et tu ne l'as pas entendu, et tes oreilles ont été fermées au cri de l'homme affligé. Tu t'es emparé pour ton propre usage de l'héritage de l'orphelin et tu as envoyé les renards dans la vigne du champ de ton voisin. Tu as pris le pain des enfants et tu l'as donné à manger aux chiens et mes lépreux qui vivaient dans les marécages, et qui me louaient, tu les as pourchassés sur les grandes routes, sur ma terre, cette terre dont je t'avais formé, et tu as versé le sang innocent.
Et l'homme répondit et dit :
— J'ai également fait cela.
Et derechef Dieu ouvrit le livre de la vie de l'homme.
Et Dieu dit à l'homme :
— Ta vie a été mauvaise et tu as caché la beauté que j'ai montrée et le bien que j'ai caché, tu l'as négligé. Les murailles de ta chambre étaient d'images peintes et, de ton lit d'abomination, tu te levais au son des flûtes. Tu as bâti sept autels aux péchés que j'ai soufferts, et tu as mangé ce que l'on ne doit pas manger, et la pourpre de tes vêtements était brodée de trois signes de honte. Tes idoles n'étaient ni d'or ni d'argent qui subsiste, mais de chair qui périt.
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