Ma femme était fort laide. Jamais elle n'empesait convenablement mes manchettes et elle n'entendait rien à la cuisine. Tenez, un jour j'avais tué un superbe mâle dans les bois de Hogley, un beau cerf de deux ans. Vous ne devineriez jamais comment elle me le servit. Mais n'en parlons plus. C'est une affaire finie maintenant, et je trouve que ce n'était pas très bien de la part de ses frères, de me faire mourir de faim bien que je l'aie tuée.

— Vous faire mourir de faim ! Oh ! Monsieur le Fantôme… Monsieur Simon, veux-je dire, est-ce que vous avez faim ? j'ai un sandwich dans ma cassette. Cela vous plairait-il ?

— Non, merci, je ne mange plus maintenant ; mais c'est tout de même très bon de votre part, et vous êtes bien plus gentille que le reste de votre horrible, rude, vulgaire, malhonnête famille ?

— Assez ! s'écria Virginia en frappant du pied. C'est vous qui êtes rude, et horrible, et vulgaire. Quant à la malhonnêteté, vous savez bien que vous m'avez volé mes couleurs dans ma boîte pour renouveler cette ridicule tache de sang dans la bibliothèque. Vous avez commencé par me prendre tous mes rouges, y compris le vermillon, de sorte qu'il m'est impossible de faire des couchers de soleil. Puis, vous avez pris le vert émeraude, et le jaune de chrome. Finalement il ne me reste plus que de l'indigo et du blanc de Chine. Je n'ai pu faire depuis que des clairs de lune, qui font toujours de la peine à regarder, et qui ne sont pas du tout commodes à colorier. Je n'ai jamais rien dit de vous, quoique j'aie été bien ennuyée, et tout cela, c'était parfaitement ridicule. Est-ce qu'on a jamais vu du sang vert émeraude ?

— Voyons, dit le fantôme, non sans douceur, qu'est-ce que je pouvais faire ? C'est chose très difficile par le temps qui court de se procurer du vrai sang, et puisque votre frère a commencé avec son Détacheur incomparable, je ne vois pas pourquoi je n'aurais pas employé vos couleurs à résister, Quant à la nuance, c'est une affaire de goût : ainsi par exemple, les Canterville ont le sang bleu, le sang le plus bleu qu'il y ait en Angleterre… Mais je sais que, vous autres Américains, vous ne faites aucun cas de ces choses-là.

— Vous n'en savez rien, et ce que vous pouvez faire de mieux, c'est d'émigrer, cela vous formera l'esprit. Mon père se fera un plaisir de vous donner un passage gratuit, et bien qu'il y ait des droits d'entrée fort élevés sur les esprits de toute sorte, on ne fera pas de difficultés à la douane. Tous les employés sont des démocrates. Une fois à New-York, vous pouvez compter sur un grand succès. Je connais des quantités de gens qui donneraient cent mille dollars pour avoir un grand-père, et qui donneraient beaucoup plus pour avoir un fantôme de famille.

— Je crois que je ne me plairais pas beaucoup en Amérique.

— C'est sans doute parce que nous n'avons pas de ruines, ni de curiosités, dit narquoisement Virginia.

— Pas de ruines ! pas de curiosités ? répondit le fantôme. Vous avez votre marine et vos manières.

— Bonsoir, je vais demander à papa de faire accorder aux jumeaux une semaine supplémentaire de vacances.

— Je vous en prie, Miss Virginia, ne vous en allez pas, s'écria-t-il. Je suis si seul, si malheureux, et je ne sais vraiment plus que faire. Je voudrais aller me coucher, et je ne le puis pas.

— Mais c'est absurde ; vous n'avez qu'à vous mettre au lit et à éteindre la bougie. C'est parfois très difficile de rester éveillé, surtout à l'église, mais ça n'est pas difficile du tout de dormir. Tenez, les bébés savent très bien dormir ; cependant, ils ne sont pas des plus malins.

— Voilà trois cents ans que je n'ai pas dormi, dit-il tristement, ce qui fit que Virginia ouvrit tout grands ses beaux yeux bleus, tout étonnés. Voilà trois cents ans que je n'ai pas dormi, aussi suis-je bien fatigué.

Virginia prit un air tout à fait grave et ses fines lèvres s'agitèrent comme des pétales de rose.

Elle s'approcha, s'agenouilla à côté de lui, et considéra la figure vieillie et ridée du fantôme.

— Pauvre, pauvre Fantôme, dit-elle à demi-voix, n'y a-t-il pas un endroit où vous pourriez dormir ?

— Bien loin au delà des bois de pins, répondit-il d'une voix basse et rêveuse, il y a un petit jardin. Là l'herbe pousse haute et drue ; là se voient les grandes étoiles blanches de la ciguë ; là le rossignol chante toute la nuit. Toute la nuit il chante, et la lune de cristal glacé regarde par là, et l'yeuse étend ses bras de géant au-dessus des dormeurs.

Les yeux de Virginia furent troublés par les larmes, et elle se cacha la figure dans les mains.

— Vous voulez parler du Jardin de la Mort, murmura-t-elle.

— Oui, de la Mort, cela doit être si beau ! Se reposer dans la molle terre brune, pendant que les herbes se balancent au-dessus de votre tête, et écouter le silence ! N'avoir pas d'hier, pas de lendemain. Oublier le temps, oublier la vie, être dans la paix. Vous pouvez m'y aider, vous pouvez m'ouvrir toutes grandes les portes, de la Mort, car l'Amour vous accompagne toujours et l'Amour est plus fort que la Mort.

Virginia trembla. Un frisson glacé la parcourut et pendant quelques instants régna le silence.

Il lui semblait qu'elle était dans un rêve terrible.

Alors le Fantôme reprit la parole, d'une voix qui résonnait comme les soupirs du vent :

— Avez-vous jamais lu la vieille prophétie sur les vitraux de la bibliothèque ?

— Oh ! souvent, s'écria la fillette, en levant les yeux, je la connais très bien.