Il frémissait encore d'avoir risqué son bonheur, ce repos auquel il tenait tant, pour un plaisir qui ne satisfaisait que sa vanité. Et le soulagement d'être débarrassé de sa grande dame, de cette marquise à gros os qui — le blason à part — ne parlait guère plus à ses sens que «l'ancienne à tous» du café Malmus, de n'avoir plus de lettres à écrire, de rendez-vous à fixer, l'évanouissement de toute cette friperie sentimentale et tarabiscotée qui allait si peu à son sans-gêne, l'épanouissait presque autant que la clémence de sa femme, la paix intérieure reconquise.
Heureux, il le fut comme auparavant. Il n'y eut rien de changé aux apparences de leur vie. Toujours la table mise et le même train de fêtes et de réceptions où Roumestan chantait, déclamait, faisait la roue sans se douter que, près de lui, deux beaux yeux veillaient, large ouverts, éclaircis sous de vraies larmes. Elle le voyait maintenant son grand homme, tout en gestes, en paroles, bon et généreux par élans, mais d'une bonté courte, faite de caprice, d'ostentation et d'un coquet désir de plaire. Elle sentait le peu de fond de cette nature hésitante dans ses convictions comme dans ses haines; par-dessus tout elle s'effrayait, pour elle et pour lui, de cette faiblesse cachée sous de grands mots et des éclats de voix, faiblesse qui l'indignait, mais en même temps la rattachait à lui, par ce besoin de protection maternelle où la femme appuie son dévouement quand l'amour est parti. Et, toujours prête à se donner, à se dévouer malgré la trahison, elle n'avait qu'une peur secrète: «Pourvu qu'il ne me décourage pas!»
Clairvoyante comme elle était, Rosalie s'aperçut vite du changement qui se faisait dans les opinions de son mari. Ses relations avec le faubourg se refroidissaient. Le gilet nankin du vieux Sagnier, la fleur de lys de son épingle à cravate, ne lui inspiraient plus la même vénération. Il trouvait que cette grande intelligence baissait. C'était son ombre qui siégeait à la Chambre, une ombre somnolente rappelant assez bien la Légitimité et ses torpeurs séreuses, voisines de la mort… Ainsi Numa évoluait tout doucement, entr'ouvrait sa porte à des notabilités impérialistes, rencontrées dans le salon de madame d'Escarbès, dont l'influence avait préparé ce virement. «Prends garde à ton grand homme… je crois qu'il mue…» disait le conseiller à sa fille, un jour que la verve gouailleuse de l'avocat s'était amusée, à table, du parti de Frohsdorf, qu'il comparaît au Pégase en bois de Don Quichotte immobile et cloué sur place, pendant que son cavalier, les yeux bandés, s'imaginait faire une longue route en plein azur.
Elle n'eut pas à le questionner longtemps. Tout dissimulé qu'il pût être, ses mensonges, — qu'il dédaignait de soutenir par des complications ou des finesses, — gardaient un abandon qui le livrait tout de suite. Entrant un matin dans son cabinet, elle le surprit très absorbé dans la composition d'une lettre, pencha sa tête au niveau de la sienne:
«À qui écris-tu?»
Il bégaya, essaya de trouver quelque chose, et, pénétré par ce regard obsédant comme une conscience, il eut un élan de franchise forcée… C'était en style maigre et emphatique, ce style de barreau qui gesticule avec de grandes manches, une lettre à l'Empereur, par laquelle il acceptait le poste de Conseiller d'État. Cela commençait ainsi: Vendéen du Midi, grandi dans la foi monarchique et le culte respectueux du passé, je ne crois pas forfaire à l'honneur ni à ma conscience…
— Tu n'enverras pas ça!… dit-elle vivement.
Il commença par s'emporter, parler de haut, brutal, en vrai bourgeois d'Aps discutant dans son ménage. De quoi se mêlait-elle, à la fin des fins? Qu'est-ce qu'elle y entendait? Est-ce qu'il la tourmentait, lui, sur la forme de ses chapeaux ou ses patrons de robes nouvelles? Il tonnait, comme à l'audience, devant la tranquillité muette, presque méprisante, de Rosalie, qui laissait passer toutes ces violences, débris d'une volonté détruite d'avance, à sa merci. C'est la défaite des exubérants, ces crises qui les fatiguent et les désarment.
— Tu n'enverras pas cette lettre, reprit-elle… Ce serait mentir à ta vie, à tes engagements…
— Des engagements?… Et envers qui?
— Envers moi… Rappelle-toi comment nous nous sommes connus, comment tu m'as pris le coeur avec tes révoltes, tes belles indignations contre la mascarade impériale. Et de tes opinions, je me souciais encore moins que d'une ligne de conduite adoptée et droite, une volonté d'homme que j'admirais en toi…
Il se défendit. Devait-il donc se morfondre toute la vie dans un parti gelé, sans ressort, un camp abandonné sous la neige? Ce n'était pas lui, d'ailleurs, qui allait à l'Empire, mais l'Empire qui venait vers lui. L'Empereur était un excellent homme, plein d'idées, très supérieur à l'entourage… Et tous les bons prétextes des défections. Rosalie n'en acceptait aucun, et, sous la félonie de son évolution, lui en montrait la maladresse. «Tu ne vois donc pas comme ils sont inquiets tous ces gens-là, comme ils sentent le terrain miné, creusé autour d'eux. Le moindre choc, une pierre détachée, et tout croule… Dans quel bas-fond!…»
Elle précisait, donnait des détails, résumait ce qu'une silencieuse recueille et médite des propos d'après dîner quand les hommes, groupés à part, laissent leurs femmes, intelligentes ou non, languir dans ces conversations banales que la toilette, les médisances mondaines ne suffisent pas toujours à animer. Roumestan s'étonnait «Drôle de petite femme!» Où avait-elle pris tout ce qu'elle disait là? Il n'en revenait pas qu'elle fût si forte, et, dans un de ces vifs retours qui sont l'attrait de ces caractères à outrance, il prenait à deux mains cette tête raisonneuse, mais d'un si charmant éclat de jeunesse, et l'enveloppant d'une pluie de baisers tendres:
«Tu as raison, cent fois raison…, c'est le contraire qu'il faut écrire…»
Il allait déchirer son brouillon, seulement il y avait là une phrase de début qui lui plaisait, et qui pouvait servir encore, en la modifiant un peu comme ceci: Vendéen du Midi, grandi dans la foi monarchique et le culte respectueux du passé, je croirais forfaire à l'honneur et à ma conscience en acceptant le poste que Votre Majesté…
Ce refus, très poli, mais très ferme, publié par les journaux légitimistes, valut à Roumestan une situation toute nouvelle, fit de son nom le synonyme de fidélité incorruptible. «Indécousable!» disait le Charivari, dans une amusante caricature montrant la toge du grand avocat violemment disputée et tirée entre tous les partis. Quelque temps après, l'Empire s'effondrait et lorsque l'Assemblée de Bordeaux se réunit, Numa Roumestan eut à choisir entre trois départements du Midi qui l'avaient élu député, uniquement à cause de sa lettre. Ses premiers discours, d'une éloquence un peu soufflée, eurent bientôt fait de lui le chef de toutes les droites. Ce n'était que la petite monnaie du vieux Sagnier qu'on avait là; mais, par ce temps de races moyennes, les pur-sang se font rares, et le nouveau leader triompha, aux bancs de la Chambre, aussi aisément que jadis sur les divans du père Malmus.
Conseiller général de son département, idole du Midi tout entier, rehaussé encore par la magnifique situation de son beau-père passé premier président à la Cour de cassation depuis la chute de l'empire, Numa était évidemment destiné à devenir ministre un jour ou l'autre. En attendant, grand homme pour tout le monde excepté pour sa femme, il promenait sa jeune gloire entre Paris, Versailles et la Provence, aimable, familier, bon enfant, emportant son auréole en voyage, mais la laissant volontiers dans son carton à chapeau comme un claque de cérémonie.
IV
UNE TANTE DU MIDI — SOUVENIRS D'ENFANCE
La maison Portal, qu'habite le grand homme d'Aps pendant ses séjours en Provence, compte parmi les curiosités de l'endroit. Elle figure au Guide Joanne avec le temple du Junon, les arènes, le vieux théâtre, la tour des Antonins, anciens vestiges de la domination romaine dont la ville est très fière et qu'elle époussette soigneusement.
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