Elle ne vit rien d'abord que sa partie manquée, par sa faute. Ah! si elle n'avait pas tant flâné dans ce magasin, devant les jolies babioles à broderie et à dentelle.

«Monsieur est sorti?»

La lenteur du domestique à répondre, la pâleur subite de cette large face impudente, s'aplatissant entre de longs favoris, ne la frappait pas encore. Elle n'y voyait que l'émoi du serviteur pris le nez dans son vol et sa gourmandise. Il fallut bien dire pourtant que monsieur était encore là… et en affaires… et qu'il en aurait pour longtemps. Mais que tout cela fut long à bégayer, quelles mains tremblantes il avait, cet homme, pour débarrasser la table et mettre le couvert de sa maîtresse.

«Est-ce qu'il a déjeuné seul?

— Oui, madame… C'est-à-dire… avec M. Bompard.»

Elle regardait une dentelle noire jetée sur une chaise. Le drôle la voyait aussi, et leurs yeux se rencontrant sur ce même objet, ce fut comme un éclair pour elle. Brusquement, sans un mot, elle s'élança, traversa le petit salon d'attente, fut droit à la porte du cabinet, l'ouvrit grande et tomba raide. Ils ne s'étaient pas même enfermés.

Et si vous aviez vu la femme, ses quarante ans de blonde esquintée, marqués en couperose sur une tête aux lèvres minces, aux paupières fripées comme une peau de vieux gant; sous les yeux, en balafres violettes, les cicatrices d'une vie de plaisirs, des épaules carrées, une vilaine voix. Seulement, elle était noble… La marquise d'Escarbès!… et, pour l'homme du Midi, cela tenait lieu de tout, le blason lui cachait la femme. Séparée de son mari par un procès scandaleux, brouillée avec sa famille et les grandes maisons du faubourg, madame d'Escarbès s'était ralliée à l'empire, avait ouvert un salon politique, diplomatique, vaguement policier, où venaient, sans leurs femmes, les personnages les plus huppés d'alors; puis après deux ans d'intrigues, quand elle se fut créé un parti, des influences, elle songea à faire appel. Roumestan, qui avait plaidé pour elle en première instance, ne pouvait guère refuser de la suivre. Il hésitait cependant à cause des opinions très affichées. Mais la marquise s'y prit de telle sorte et la vanité de l'avocat fut tellement flattée de cette façon de s'y prendre, que toutes ses résistances tombèrent. Maintenant l'appel étant proche, ils se voyaient tous les jours, tantôt chez lui, tantôt chez elle, menant l'affaire en partie double et vivement.

Rosalie faillit mourir de cette horrible découverte qui l'atteignait tout à coup dans sa sensibilité douloureuse de femme à la veille d'être mère, portant deux coeurs, deux foyers de souffrance en elle. L'enfant fut tué net, la mère survécut. Mais lorsque, après trois jours d'anéantissement, elle retrouva toute sa mémoire pour souffrir, ce fut une crise de larmes, un flot amer que rien ne pouvait arrêter ni tarir. Sans un cri, sans une plainte, quand elle avait fini de pleurer sur la trahison de l'ami, de l'époux, ses larmes redoublaient devant le berceau vide où dormaient, seuls, les trésors de la layette sous des rideaux à transparent bleu. Le pauvre Numa était presque aussi désespéré. Cette grande espérance d'un petit Roumestan, de «l'aîné», toujours paré d'un prestige dans les familles provençales, détruite, anéantie par sa faute; ce pâle visage de femme noyé dans une expression de renoncement; ce chagrin aux dents serrées, aux sanglots sourds lui fendait l'âme, si différent de ses manifestations et de la grosse sensibilité à fleur de peau qu'il montrait, assis au pied du lit de sa victime, les yeux gros, les lèvres tremblantes. «Rosalie… allons, voyons…» Il ne trouvait que cela à dire, mais que de choses dans cet «allons…, voyons…» prononcé avec l'accent du Midi facilement apitoyé. On entendait là-dessous «Ne te chagrine donc pas, ma pauvre bête… Est-ce que ça vaut la peine? Est-ce que ça m'empêche de t'aimer?»

C'est vrai qu'il l'aimait autant que sa légèreté lui permettait un attachement durable. Il ne rêvait personne autre qu'elle pour tenir sa maison, le soigner, le dorloter. Lui qui disait si ingénument: «J'ai besoin d'un dévouement près de moi!» il se rendait bien compte que celui-là était le plus complet, le plus aimable qu'il pût désirer et l'idée de le perdre l'épouvantait. Si ce n'est pas cela de l'amour!

Hélas! Rosalie s'imaginait toute autre chose. Sa vie était brisée, l'idole à bas, la confiance pour toujours perdue. Et pourtant elle pardonna. Elle pardonna par pitié, comme une mère cède à l'enfant qui pleure, qui s'humilie; aussi pour la dignité de leur nom, pour le nom de son père que le scandale d'une séparation aurait sali, et parce que, les siens la croyant heureuse, elle ne pouvait leur ôter cette illusion. Par exemple, ce pardon accordé si généreusement, elle l'avertit qu'il n'eût pas à y compter s'il renouvelait l'outrage. Plus jamais! ou alors leurs deux vies séparées cruellement, radicalement, devant tous!… Ce fut signifié d'un ton, avec un regard où les fiertés de la femme prenaient leur revanche de toutes les convenances et entraves sociales.

Numa comprit, jura de ne plus recommencer, et sincèrement.