Roumestan la regardait, et pris à ce charme pudique, à cette candeur de vraie jeunesse, il oubliait qui elle était, ce qu'il faisait là, ses rêves de fortune et d'ambition. Une folie lui venait de tenir dans ses bras cette taille souple, de baiser ces cheveux fins, dont l'odeur délicate l'étourdissait, d'emporter cette belle enfant, pour en faire le charme et le bonheur de toute sa vie; et quelque chose l'avertissait que, s'il tentait cela, elle se laisserait faire, qu'elle était à lui, bien à lui, vaincue, conquise le premier jour. Flamme et vent du Midi, vous êtes irrésistibles.

III
L'ENVERS D'UN GRAND HOMME

(Suite)

S'il y eut jamais deux êtres peu faits pour vivre ensemble, ce furent bien ces deux-là. Opposés d'instincts, d'éducation, de tempérament, de race, n'ayant la même pensée sur rien, c'était le Nord et le Midi en présence, et sans espoir de fusion possible. La passion vit de ces contrastes, elle en rit quand on les lui signale, se sentant la plus forte; mais au train journalier de l'existence, au retour monotone des journées et des nuits sous le même toit, la fumée de cette ivresse qui fait l'amour se dissipe, et l'on se voit, et l'on se juge.

Dans le nouveau ménage, le réveil ne vint pas tout de suite, du moins pour Rosalie. Clairvoyante et sensée sur tout le reste, elle demeura longtemps aveugle devant Numa, sans comprendre à quel point elle lui était supérieure. Lui, eut bientôt fait de se reprendre. Les fougues du Midi sont rapides en raison directe de leur violence. Puis le Méridional est tellement convaincu de l'infériorité de la femme qu'une fois marié, sûr de son bonheur, il s'y installe en maître, en pacha, acceptant l'amour comme un hommage, et trouvant que c'est déjà bien beau; car enfin, d'être aimé, cela prend du temps, et Numa était très occupé, avec le nouveau train de vie que nécessitaient son mariage, sa grande fortune, la haute situation au Palais du gendre de Le Quesnoy.

Les cent mille francs de la tante Portal avaient servi à payer Malmus, le tapissier, à passer l'éponge sur cette navrante et interminable vie de garçon, et la transition lui sembla double, de l'humble frichti sur la banquette de velours élimé, près de l'ancienne à tous, à la salle à manger de la rue Scribe, où il présidait, en face de son élégante petite Parisienne, les somptueux dîners qu'il offrait aux princes de la basoche et du chant. Le Provençal aimait la vie brillante, le plaisir gourmand et fastueux; mais il l'aimait surtout chez lui, sous la main, avec cette pointe de débraillé qui permet le cigare et l'histoire salée. Rosalie accepta tout, s'accommoda de la maison ouverte, de la table mise à demeure, dix, quinze convives tous les soirs, et rien que des hommes, des habits noirs, parmi lesquels sa robe claire faisait tache, jusqu'au moment où, le café servi, les boîtes de havanes ouvertes, elle cédait la place aux discussions politiques, aux rires lippus d'une fin de dîner de garçons.

Les maîtresses de maison seules savent ce qu'un décor pareil, installé tous les jours, cache de dessous compliqués, de difficultés de service. Rosalie s'y débattait sans une plainte, tâchait de régler de son mieux ce désordre, emportée dans l'élan de son terrible grand homme qui l'agitait de toutes ses turbulences, et, de temps en temps, souriait à sa petite femme entre deux tonnerres. Elle ne regrettait qu'une chose, c'était de ne pas l'avoir assez à elle. Même au déjeuner, à ce déjeuner matinal des avocats talonné par l'heure de l'audience, il y avait toujours l'ami entre eux, ce compagnon dont l'homme du Midi ne pouvait se passer, l'éternel donneur de réplique nécessaire au jaillissement de ses idées, le bras où il s'appuyait complaisamment, auquel il confiait sa serviette trop lourde en allant au Palais.

Ah! comme elle l'aurait accompagné volontiers au delà des ponts, comme elle aurait été heureuse, les jours de pluie, de venir l'attendre dans leur coupé et de rentrer tous deux, bien serrés, derrière la buée tremblante des vitres. Mais elle n'osait plus le lui demander, sûre qu'il y aurait toujours un prétexte, un rendez- vous donné, dans la salle des Pas-Perdus, à l'un des trois cents intimes dont le Méridional disait d'un air attendri:

«Il m'adore… Il se jetterait au feu pour moi…»

C'était sa façon de comprendre l'amitié. Du reste, aucun choix dans ses relations. Sa facile humeur, la vivacité de son caprice le jetaient à la tête du premier venu et le reprenaient aussi lestement. Tous les huit jours, une toquade nouvelle, un nom qui revenait dans toutes les phrases, que Rosalie inscrivait soigneusement, à chaque repas, sur la petite carte historiée du menu, puis qui disparaissait, tout à coup, comme si la personnalité du monsieur s'était trouvée aussi fragile, aussi facilement flambée que les coloriages du petit carton.

Parmi ces amis de passage, un seul tenait bon, moins un ami qu'une habitude d'enfance, car Roumestan et Bompard étaient nés dans la même rue. Celui-ci faisait partie de la maison, et la jeune femme, dès son mariage, trouva installé chez elle, à la place d'honneur, comme un meuble de famille, ce maigre personnage à tête de palikare, au grand nez d'aigle, aux yeux en billes d'agate dans une peau gaufrée, safranée, un cuir de Cordoue tailladé de ces rides spéciales aux grimes, aux pitres, à tous les visages forcés par des contorsions continuelles. Pourtant, Bompard n'avait jamais été comédien. Un moment, il chanta dans les choeurs aux Italiens, et c'est là que Numa l'avait retrouvé. Sauf ce détail, impossible de rien préciser sur cette existence ondoyante. Il avait tout vu, fait tous les métiers, était allé partout. On ne parlait pas devant lui d'un homme célèbre, d'un événement fameux, sans qu'il affirmât: «C'est mon ami…» ou «J'y étais…, j'en viens…» Et tout de suite une histoire à preuve.

En mettant ses récits bout à bout, on arrivait à des combinaisons stupéfiantes; Bompard, dans la même année, commandait une compagnie de déserteurs polonais et tcherkesses au siège de Sébastopol, dirigeait la chapelle du roi de Hollande, du dernier bien avec la soeur du roi, ce qui lui avait valu six mois de casemate à la forteresse de la Haye, mais ne l'empêchait pas, toujours à la même date, de pousser une pointe de Laghouat à Gadamès, en plein désert africain… Tout cela, débité avec un fort accent du Midi tourné au solennel, très peu de gestes, mais des jeux de physionomie mécaniques, fatigants à regarder comme les évolutions du verre cassé dans un kaléidoscope.

Le présent de Bompard n'était pas moins obscur et mystérieux que son passé. Où vivait-il? de quoi? Tantôt il parlait de grandes affaires d'asphalte, d'un morceau de Paris à bitumer d'après un système économique; puis subitement, tout à sa découverte d'un infaillible remède contre le phylloxera, il n'attendait qu'une lettre du ministère pour toucher la prime de cent mille francs, régler sa note à la petite crémerie où il mangeait et dont il avait rendu les patrons à moitié fous avec son mirage enragé d'espérances extravagantes.

Ce Méridional en délire faisait la joie de Roumestan. Il l'emmenait toujours avec lui, s'en servait comme d'un plastron, le poussant, le chauffant, mettant sa folie en verve. Quand Numa s'arrêtait pour parler à quelqu'un sur le boulevard, Bompard s'écartait d'un pas digne avec le geste de rallumer son cigare. On le voyait aux enterrements, aux premières, demandant tout affairé: «Avez-vous vu Roumestan?» Il arrivait à être aussi connu que lui. À Paris, ce type de suiveur est assez fréquent, tous les gens connus traînent après eux un Bompard, qui marche dans leur ombre et s'y découpe une sorte de personnalité. Par hasard, le Bompard de Roumestan en avait une absolument à lui.