Mais Rosalie ne pouvait souffrir ce comparse de son bonheur, toujours entre elle et son mari, remplissant les rares moments où ils auraient pu être seuls. Les deux amis parlaient ensemble un patois qui la mettait à part, riaient de plaisanteries locales intraduisibles. Ce qu'elle lui reprochait surtout, c'était ce besoin de mentir, ces inventions, auxquelles elle avait cru d'abord, tellement l'imposture restait étrangère à cette nature droite et franche, dont le plus grand charme était l'accord harmonieux de la parole et de la pensée, accord sensible dans la sonorité, l'assurance de sa voix de cristal.
«Je ne l'aime pas… c'est un menteur…» disait-elle d'un accent profondément indigné, qui amusait beaucoup Roumestan. Et, défendant son ami:
«Mais non, ce n'est pas un menteur…, c'est un homme d'imagination, un dormeur éveillé, qui parle ses rêves… Mon pays est plein de ces gens-là… C'est le soleil, c'est l'accent… Vois ma tante Portal… Et moi-même, à chaque instant, si je ne me surveillais pas…»
Une petite main protestait, lui fermait la bouche: «Tais-toi, tais-toi… Je ne t'aimerais plus si tu étais de ce Midi-là.»
Il en était bien pourtant; et malgré la tenue parisienne, le vernis mondain qui le comprimait, elle allait le voir sortir ce terrible Midi, routinier, brutal, illogique. La première fois, ce fut à propos de religion: là-dessus, comme sur tout le reste, Roumestan avait la tradition de sa province. Il était le Provençal catholique, qui ne pratique pas, ne va jamais à l'église que pour chercher sa femme à la fin de la messe, reste dans le fond près du bénitier, de l'air supérieur d'un papa à un spectacle d'ombres chinoises, ne se confesse qu'en temps de choléra, mais se ferait pendre ou martyriser pour cette foi non ressentie, qui ne modère en rien ni ses passions ni ses vices.
En se mariant, il savait que sa femme était du même culte que lui, que le curé de Saint-Paul avait eu pour eux des éloges en rapport avec les cierges, les tapis, les étalages de fleurs d'un mariage de première classe. Il n'en demanda pas plus long. Toutes les femmes qu'il connaissait, sa mère, ses cousines, la tante Portal, la duchesse de San-Donnino, étaient des catholiques ferventes. Aussi fut-il très surpris, après quelques mois de mariage, de voir que Rosalie ne pratiquait pas. Il lui en fit l'observation:
— Vous n'allez donc jamais à confesse?
— Non, mon ami, dit-elle, sans s'émouvoir… ni vous non plus, à ce que je vois.
— Oh! moi, ce n'est pas la même chose.
— Pourquoi?
Elle le regardait avec des yeux si sincèrement, si lumineusement étonnés; elle avait si peu l'air de se douter de son infériorité de femme! Il ne trouva rien à répondre, et la laissa s'expliquer. Oh! ce n'était pas une libre-penseuse, un esprit fort. Élevée dans un excellent pensionnat de Paris, un prêtre de Saint-Laurent pour aumônier, jusqu'à dix-sept ans, jusqu'à sa sortie de pension, et même à la maison pendant quelques mois encore, elle avait continué ses pratiques religieuses à côté de sa mère, une dévote du Midi; puis un jour, quelque chose s'était brisé en elle, elle avait déclaré à ses parents la répulsion insurmontable que lui causait le confessionnal. La mère eût essayé de vaincre ce qu'elle croyait un caprice; mais M. Le Quesnoy s'était interposé.
«Laissez, laissez… Cela m'a pris comme elle, au même âge qu'elle.»
Et dès lors elle n'avait plus eu à prendre avis et direction que de sa jeune conscience. Parisienne d'ailleurs, femme du monde, ayant horreur des indépendances de mauvais goût; si Numa tenait à aller à l'église, elle l'accompagnerait comme elle avait accompagné sa mère bien longtemps, sans toutefois consentir au mensonge, à la grimace de croyances qu'elle n'avait plus.
Il l'écoutait plein de stupeur, épouvanté d'entendre de telles choses, dites par elle et avec une énergique affirmation de son être moral qui déroutait toutes les idées du Méridional sur la dépendance féminine.
«Tu ne crois donc pas en Dieu? fit-il de son plus beau creux d'avocat, le doigt levé solennellement vers les moulures du plafond. Elle eut un cri: «Est-ce que c'est possible?» si spontané, si sincère, qu'il valait un acte de foi. Alors il se rejeta sur le monde, les convenances sociales, la solidarité de l'idée religieuse et monarchique. Toutes ces dames pratiquaient, la duchesse, madame d'Escarbès; elles recevaient leur confesseur à leur table en soirée. Cela ferait un effet déplorable si l'on savait… Il s'arrêta, comprenant qu'il pataugeait, et la discussion en resta là. Deux ou trois dimanches de suite, il mit une grande affectation à conduire sa femme à la messe, ce qui valut à Rosalie l'aubaine d'une promenade au bras de son mari. Mais il se lassa vite du régime, prétexta des affaires et cessa toute manifestation catholique.
Ce premier malentendu ne troubla en rien le ménage. Comme si elle avait voulu se faire pardonner, la jeune femme redoubla de prévenances, de soumission ingénieuse et toujours souriante. Peut- être, moins aveugle qu'aux premiers jours, pressentait-elle confusément des choses qu'elle n'osait même pas s'avouer, mais elle était heureuse, malgré tout, parce qu'elle voulait l'être, parce qu'elle vivait dans les limbes où le changement d'existence, la révélation de leur destinée de femme jette les jeunes mariées, encore enveloppées de ces rêves, de ces incertitudes qui sont comme les lambeaux des tulles blancs de la robe de noces. Le réveil ne pouvait tarder. Il fut pour elle affreux et brusque.
Un jour d'été, — ils passaient la belle saison à Orsay, dans la propriété des Le Quesnoy, — Rosalie, son père et son mari partis pour Paris comme ils faisaient chaque matin, s'aperçut qu'il lui manquait un petit modèle de layette à laquelle elle travaillait. Une layette, mon Dieu, oui. On en vend de superbes toutes faites; mais les vraies mères, celles qui le sont d'avance, aiment à coudre, à tailler elles-mêmes, et, à mesure que le carton s'emplit où s'entassent les parures de l'enfant, à sentir qu'elles hâtent sa venue, que chaque point les rapproche de la naissance espérée. Pour rien au monde, Rosalie n'aurait voulu se priver de cette joie, n'aurait permis qu'une autre mit la main à l'oeuvre gigantesque entreprise depuis cinq mois, depuis qu'elle avait été sûre de son bonheur. Là-bas, à Orsay, sur le banc où elle travaillait dans l'ombre d'un grand catalpa, c'était un étalage de petits bonnets qu'on essayait sur le poing, de petites robes de flanelle, de brassières qui, avec leurs manches droites, figuraient la vie et les gestes gourds de la toute petite enfance… Et justement ce modèle qui manquait.
«Envoie ta femme de chambre…» disait la mère… La femme de chambre, allons donc!… Est-ce qu'elle saurait?… «Non, non, j'y vais moi-même… Je ferai mes emplettes avant midi… Puis j'irai surprendre Numa et manger la moitié de son déjeuner.»
L'idée de ce repas de garçon avec son mari dans l'appartement de la rue Scribe à demi fermé, les rideaux enlevés, les housses sur les meubles, l'amusait comme une escapade. Elle en riait toute seule, en montant — ses courses faites — l'escalier sans tapis de la maison parisienne en été, et se disait, mettant avec précaution la clef dans la serrure pour le surprendre: «J'arrive un peu tard…Il aura déjeuné.»
Il ne restait plus, en effet, dans la salle à manger, que les débris d'un petit festin gourmand à deux couverts, et le valet de chambre en jaquette à carreaux installé devant la table, en train de vider les bouteilles et les plats.
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