Il conduit du mieux qu'il peut son cheval par la bride, et se heurte à chaque pas la tête contre un arbre. Ce voile épais et sombre dont les cieux sont couverts, ce bois inconnu, et un bruit qui retentit pour la première fois dans ses oreilles – les affreux rugissements des lions descendus des montagnes, répétés par les rochers d'alentour, rendus encore plus terribles par le silence de la nuit, – font trembler, pour la première fois, l'homme qui de sa vie n'avait tremblé. À ces accents épouvantables, il sent ses nerfs se détendre, un frisson glacé parcourt malgré lui tout son corps. L'aventure qui appelle sa valeur à Babylone ne peut même assoupir son effroi. À pied, l'épée nue à la main, tenant son cheval par la bride, il atteint enfin un sentier étroit, pratiqué dans les rochers. À peine il a fait quelques pas qu'il croit apercevoir, dans le lointain, une brillante lumière ; son courage se ranime. Partagé entre le doute et l'espoir de rencontrer dans ces lieux sauvages une créature humaine, il dirige sa marche vers cette lueur, qui s'éteint et renaît tour à tour, à mesure que le sentier s'élève ou s'abaisse. Mais tout à coup, au milieu de roches entassées, une caverne s'offre à ses regards ; de ce gouffre sombre jaillissent des feux pétillants ; d'énormes pierres illuminées par eux présentent, dans l'obscurité de la nuit, des figures bizarres ; les buissons en sont éclairés ; ces feux pénètrent à travers les noirs intervalles des arbres, et prennent une teinte verdoyante. Notre chevalier, éprouvant tout à la fois un sentiment de crainte et de plaisir, s'arrête pour considérer cet enchantement.
Cependant, du fond de cet abîme sort une voix de tonnerre qui crie : Arrête ! et tout à coup paraît aux yeux du jeune guerrier un homme d'une stature grossière, couvert d'un manteau de peaux de chats sauvages, cousues sans art et flottant à leur gré sur ses larges épaules. Une barbe touffue, mélangée de noir et de gris, pendait sur sa poitrine ; dans sa main droite il portait, en guise de massue, une branche de cèdre assez pesante pour abattre d'un seul coup le plus vigoureux taureau. Le chevalier, que n'effraie ni l'homme, ni sa barbe, ni sa massue, commence à lui faire connaître, dans la langue de son pays, la seule qui lui soit familière, l'embarras dans lequel il se trouve.
“Qu'entends-je ! s'écrie plein de joie le vieil habitant des forêts. Ô doux accents des rives de la Garonne ! Le soleil a déjà parcouru seize fois le cercle des étoiles sans que, jusqu'à cette heure, mes oreilles aient été frappées de ces sons enchanteurs. Noble chevalier, ce n'est pas pour me voir, sans doute, que vous avez pénétré dans ce repaire de bêtes farouches ; mais n'importe. Venez vous reposer, et contentez-vous des mets que la simple nature vous prépare de ses mains bienfaisantes. Le soleil apprête mes repas, et dans cette cave coule nuit et jour un vin qui ne trouble pas la vue.”
Le héros, réjoui de cet accueil, suit son compatriote dans la caverne. Il y dépose, avec confiance, son casque et sa cuirasse. Dépouillé de son armure, il a l'air d'un jeune dieu. En voyant sa longue chevelure blonde flotter sur sa taille élégante, l'homme des bois demeure pétrifié d'étonnement, comme s'il eût été touché par la baguette d'Alquife.
“Oh, comme il lui ressemble ! s'écria-t-il enfin ; voilà son front, ses yeux, sa bouche et ses cheveux.
– À qui donc ? demanda le chevalier.
– Jeune homme, pardonnez ; un rêve d'un moment m'a retracé des temps plus fortunés, des temps bien doux, et bien amers aussi. Mais non, cela ne peut être ! Comme vous, cependant, il avait de beaux cheveux qui couvraient ses épaules ; en vous regardant, je crois le voir ; oui, voilà son image ; il avait seulement la poitrine plus large, et vos cheveux sont plus blonds que les siens. Vous êtes de mon pays, si j'en crois votre langage, et peut-être n'est-ce pas sans cause que vous ressemblez à ce bon maître que, loin de mes foyers, je pleure depuis seize ans dans ces forêts sauvages. Ah, mon destin a voulu que je lui survécusse ! Cette main a fermé ses yeux ; les miens ont versé de fidèles larmes sur sa tombe, et maintenant je le revois en vous : quel prodige !
– Le hasard en produit parfois de semblables, dit le chevalier.
– Cela se peut, reprit le vieillard : mais hélas ! l'attrait que je sens pour vous n'est pas une chimère. Refuserez-vous à Schérasmin la faveur de vous appeler par votre nom ?
– Mon nom est Huon, fils et héritier du brave Sigevin, jadis duc de Guyenne.
– Oh ! mon cœur ne me trompait pas, s'écrie le vieillard en tombant à ses pieds ; ah ! soyez mille fois le bienvenu dans ces lieux déserts et inhospitaliers, fils du pieux, du vaillant maître qu'à la fleur des ans j'ai secondé dans plus d'une aventure périlleuse et agréable. Vous bondissiez encore dans vos premiers vêtements, lorsque nous fîmes vœu d'aller visiter le saint tombeau. Qui aurait pensé alors que, dix-huit ans après, nous nous retrouverions dans les rochers affreux du Liban ? C'est à tort que le voyageur qui, dans la nuit, voit disparaître la dernière étoile, se désespère. Mais pardonnez, seigneur, la joie m'entraîne malgré moi ; j'aurais dû d'abord vous demander quel vent impétueux vous a poussé dans ces climats.”
Sire Huon, fatigué du voyage, s'assied près du foyer, sur un banc de mousse, le vieillard à ses côtés. Un rayon de miel, quelques dattes sèches, une onde fraîche et pure qui jaillit du rocher voisin, réparent bientôt ses forces épuisées. Il commence ensuite le récit de ses aventures à son hôte, qui ne peut se lasser de le regarder, et retrouve sans cesse dans ses traits quelque chose qui lui rappelle son ancien maître. Il lui raconte d'une manière un peu emphatique, suivant l'usage de l'aimable jeunesse, comment la duchesse sa mère l'avait fait élever à la cour (seul lieu propre à l'éducation d'un prince), instruire dans tous les devoirs de la chevalerie ; avec quelle rapidité s'étaient envolés les doux rêves de l'enfance ; comment, dès qu'un léger duvet eut paré ses joues, il fut appelé à Bordeaux pour y être, en grande pompe, investi de son duché ; comment il passa, sans s'en douter, deux années entières dans le luxe, les festins, les plaisirs de la chasse, et dans les tournois, jusqu'au moment où Amory, l'ennemi de sa maison, l'eut méchamment et en secret noirci auprès de l'empereur, dont son père avait dédaigné la protection ; comment Charles, sous les apparences de l'amitié, l'avait attiré à sa cour, pour recevoir son hommage. Il lui raconte les embûches que lui dressa le baron de Hautefeuille. Cet homme rusé, de concert avec Charlot (le second fils de Charlemagne, le plus méchant petit prince de toute la chrétienté, et qui convoitait les états de Huon), avait formé le projet de le faire mourir pendant qu'il se rendrait à la cour ; et, dans ce dessein, tous deux l'avaient guetté un matin dans la forêt de Montlhéry.
“Mon frère Gérard, dit-il, voyageait avec nous. Cet enfant plein d'ardeur, son faucon sur le poing, s'écarta de nous à notre insu, pour se livrer aux plaisirs de son âge.
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