Il lâche son oiseau, court après lui ; et nous, sans défiance, nous suivions tranquillement notre route, quand soudain des cris plaintifs frappent nos oreilles. Nous volons aux lieux d'où ils partent, et nous trouvons Gérardin renversé de cheval, étendu sur la terre, tout couvert de sang et de poussière. Un page, qu'aucun de nous ne reconnut pour Charlot, se tenait près de lui, dans le dessein de l'achever ; à ses côtés était un nain avec le faucon. Enflammé de colère, je lui crie : “Barbare ! que t'a fait cet enfant désarmé pour le traiter ainsi ? Retire-toi ; et si tu as encore l'audace de le toucher du doigt seulement, mon bras, secondé par ce glaive, saura t'en punir.
– Ah te voilà ! me répondit-il, c'est toi que je cherche. Il y a déjà longtemps que mon cœur, altéré de vengeance, brûle de s'abreuver de ton sang. Si tu ne me connais pas, apprends que je suis le fils de Thiéry, duc des Ardennes. Ton père Sigevin (puisse le ciel ne le lui pardonner jamais !) ton père a, dans un tournoi, remporté, par artifice, la victoire sur le mien, et ce n'est que par la fuite qu'il a pu se soustraire à sa fureur ; mais j'ai fait serment de le venger, et ta tête va me dédommager de la sienne.”
“Disant ces mots, il s'élance sur moi. Ne pouvant m'attendre à une action si déloyale, je n'étais point armé de ma lance. Mon bras gauche, que j'enveloppai à la hâte dans mon manteau, para heureusement le coup qu'il allait me porter, et, du pommeau de mon épée, je lui en portai un si violent, qu'il en perdit aussitôt la respiration. En un mot, il tomba pour ne plus se relever, et bientôt la forêt se remplit de cavaliers ; mais cette troupe timide n'avait nulle envie de venger le trépas de cet audacieux. Pendant que nous pansions les blessures de mon frère, ils se tinrent éloignés et en silence ; et, dès que nous disparûmes à leurs yeux, ils placèrent le cadavre sur un cheval, et le conduisirent au palais de l'empereur.
“Ignorant sous quel aspect mon action lui serait présentée, je continuai ma route sans m'inquiéter de l'avenir. Nous arrivâmes. Mon vieil oncle, l'abbé de Saint-Denis, homme d'une haute sagesse, nous assura, d'après ce qu'il avait ouï dire, que nous serions bien reçus, et que tout irait au gré de nos désirs ; mais au moment qu'on allait se mettre à table, Hautefeuille s'arrêta devant le palais avec le corps de Charlot. Douze jeunes garçons, couverts de crêpes noirs, le portèrent au haut des degrés. À ce spectacle chacun resta muet et immobile. Le cortège s'avance, les portes s'ouvrent et les douze spectres déposent au milieu de la salle une civière couverte de linges souillés de sang. L'empereur pâlit, nos cheveux se hérissent : je crus être frappé de la foudre. Cependant, Amory paraît ; il soulève le voile sanglant qui couvrait le cadavre. “Voilà ton fils, dit-il à Charles, et voilà le téméraire qui vient de plonger dans le deuil et l'empire et toi. Le destin a voulu que j'arrivasse trop tard. Ton fils, trop peu défiant, a vu trancher ses jours dans une forêt, par un assassin, et non au champ d'honneur, par la main d'un chevalier, comme doit périr un héros.”
“Malgré les chagrins que ce méchant Prince causait à son père, il n'en était pas moins son fils, son propre sang. Charles resta d'abord immobile, puis, tout à coup, se précipitant sur son corps, il s'écria du ton le plus douloureux : “Ô mon fils, mon cher fils !” Son désespoir, ses accents paternels déchirèrent tellement mon cœur que dans cet affreux moment j'aurais donné le plus pur de mon sang pour rendre Charlot à la vie. “Daignez m'écouter, Seigneur, m'écriai-je, mon crime fut involontaire. Il s'est fait passer pour le fils du Duc des Ardennes, il a frappé cet enfant qui n'avait point provoqué sa colère, il a cherché par ses discours à ternir l'honneur de mon père, et sans que je m'y attendisse il s'est élancé sur moi comme un meurtrier. Seigneur, je vous le demande, quel homme fût demeuré insensible à tant d'outrages ?”
“Ce discours enflamme le courroux du vieux Charles, il s'arrache du cadavre de son fils, lance sur moi des regards furieux, saisit le fer des mains d'un de ses gardes, et m'en aurait percé, si les princes qui l'entouraient ne l'eussent retenu. Aussitôt l'ordre des Chevaliers s'agite, s'empresse, et l'éclat de cent glaives étincelants semble réveiller dans tous les cœurs la soif du sang. Les voûtes du Palais retentissent de cris affreux, elles en sont ébranlées, les mots de meurtre, de trahison sont dans toutes les bouches ; on eût dit que les langues allaient de nouveau se confondre. On s'irrite, on se heurte, on menace. L'abbé de Saint-Denis, que la robe de Saint-Benoît met seul à l'abri des outrages, se jette au milieu des épées, son scapulaire en main. “Respectez en moi, s'écrie-t-il d'une voix forte, le saint dont je suis un des enfants ! Au nom du Dieu que je sers, je vous commande la paix.” – Son air, et le ton dont il prononça ces mots auraient fait rentrer dans le devoir des païens mêmes.
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