Dans les bouges

où nous enivrions, il pleurait en considérant ceux qui nous entouraient, bétail de la misère. Il

relevait les ivrognes dans les rues noires. Il avait la pitié d'une mère méchante pour les petits

enfants. - Il s'en allait avec des gentillesses de petite fille au catéchisme. - Il feignait d'être éclairé

sur tout, commerce, art, médecine. - Je le suivais, il le faut!

"Je voyais tout le décor dont, en esprit, il s'entourait; vêtements, draps, meubles: je lui prêtais des

armes, une autre figure. Je voyais tout ce qui le touchait, comme il aurait voulu le créer pour lui.

Quand il me semblait avoir l'esprit inerte, je le suivais, moi, dans des actions étranges et

compliquées, loin, bonnes ou mauvaises: j'étais sûre de ne jamais entrer dans son monde. A côté de

son cher corps endormi, que d'heures des nuits j'ai veillé, cherchant pourquoi il voulait tant s'évader

de la réalité. Jamais l'homme n'eut pareil voeu. Je reconnaissais, - sans craindre pour lui, - qu'il

pouvait être un sérieux danger dans la société. - Il a peut-être des secrets pour changer la vie? Non,

il ne fait qu'en chercher, me répliquais-je. Enfin sa charité est ensorcelée, et j'en suis la prisonnière.

Aucune autre âme n'aurait assez de force, - force de désespoir! - pour la supporter, - pour être

protégée et aimée par lui. D'ailleurs, je ne me le figurais pas avec une autre âme: on voit son Ange,

jamais l'Ange d'un autre, - je crois. J'étais dans son âme comme dans un palais qu'on a vidé pour ne

pas voir une personne si peu noble que vous: voilà tout. Hélas! je dépendais bien de lui. Mais que

voulait-il avec mon existence terne et lâche? Il ne me rendait pas meilleure, s'il ne me faisait pas

mourir! Tristement dépitée, je lui dis quelquefois: "Je te comprends." Il haussait les épaules.

"Ainsi, mon chagrin se renouvelant sans cesse, et me trouvant plus égarée à mes yeux, - comme à

tous les yeux qui auraient voulu me fixer, si je n'eusse été condamnée pour jamais à l'oubli de tous!

- j'avais de plus en plus faim de sa bonté. Avec ses baisers et ses étreintes amies, c'était bien un ciel,

un sombre ciel, où j'entrais, et où j'aurais voulu être laissée, pauvre, sourde, muette, aveugle. Déjà

j'en prenais l'habitude. Je nous voyais comme deux bons enfants, libres de se promener dans le

Paradis de tristesse. Nous nous accordions. Bien émus, nous travaillions ensemble. Mais, après une

pénétrante caresse, il disait: "Comme ça te paraîtra drôle, quand je n'y serai plus, ce par quoi tu as

passé. Quand tu n'auras plus mes bras sous ton cou, ni mon coeur pour t'y reposer, ni cette bouche

sur tes yeux. Parce qu'il faudra que je m'en aille, très loin, un jour. Puis il faut que j'en aide d'autres:

c'est mon devoir. Quoique ce ne soit guère ragoûtant..., chère âme..." Tout de suite je me

pressentais, lui parti, en proie au vertige, précipitée dans l'ombre la plus affreuse: la mort. Je lui

faisais promettre qu'il ne me lâcherait pas. Il l'a faite vingt fois, cette promesse d'amant. C'était

aussi frivole que moi lui disant: "Je te comprends."

"Ah! je n'ai jamais été jalouse de lui. Il ne me quittera pas, je crois.