Que devenir? Il n'a pas une

connaissance; il ne travaillera jamais. Il veut vivre somnambule. Seules, sa bonté et sa charité lui

donneraient-elles droit dans le monde réel? Par instants, j'oublie la pitié où je suis tombée: lui me

rendra forte, nous voyagerons, nous chasserons dans les déserts, nous dormirons sur les pavés des

villes inconnues, sans soins, sans peines. Ou je me réveillerai, et les lois et les moeurs auront

changé, - grâce à son pouvoir magique, - le monde, en restant le même, me laissera à mes désirs,

joies, nonchalances. Oh! la vie d'aventures qui existe dans les livres des enfants, pour me

récompenser, j'ai tant souffert, me la donneras-tu? Il ne peut pas. J'ignore son idéal. il m'a dit avoir

des regrets, des espoirs: cela ne doit pas me regarder. Parle-t-il à Dieu? Peut-être devrais-je

m'adresser à Dieu. Je suis au plus profond de l'abîme, et je ne sais plus prier.

"S'il m'expliquait ses tristesses, les comprendrais-je plus que ses railleries? Il m'attaque, il passe des

heures à me faire honte de tout ce qui m'a pu toucher au monde, et s'indigne si je pleure.

" - Tu vois cet élégant jeune homme, entrant dans la belle et calme maison: il s'appelle Duval,

Dufour, Armand, Maurice, que sais-je? Une femme s'est dévouée à aimer ce méchant idiot: elle est

morte, c'est certes une sainte au ciel, à présent. Tu me feras mourir comme il a fait mourir cette

femme. C'est notre sort, à nous, coeurs charitables..." Hélas! il avait des jours où tous les hommes

agissant lui paraissaient les jouets de délires grotesques: il riait affreusement, longtemps. - Puis, il

reprenait ses manières de jeune mère, de soeur aimée. S'il était moins sauvage, nous serions sauvés!

Mais sa douceur aussi est mortelle. Je lui suis soumise. - Ah! je suis folle!

"Un jour peut-être il disparaîtra merveilleusement; mais il faut que je sache, s'il doit remonter à un

ciel, que je voie un peu l'assomption de mon petit ami!"

Drôle de ménage!

II

Alchimie du verbe

A moi. L'histoire de mes folies.

Depuis longtemps je me vantais de posséder tous les paysages possibles, et trouvais dérisoire les

célébrités de la peinture et de la poésie moderne.

J'aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes,

enluminures populaires; la littérature démodée, latin d'église, livres érotiques sans orthographe,

romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l'enfance, opéras vieux, refrains niais,

rythmes naïfs.

Je rêvais croisades, voyages de découvertes dont on n'a pas de relations, républiques sans histoires,

guerres de religion étouffées, révolutions de moeurs, déplacements de races et de continents: je

croyais à tous les enchantements.

J'inventai la couleur des voyelles! - A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. - Je réglai la forme et

le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d'inventer un verbe

poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.

Ce fut d'abord une étude. J'écrivais des silences, des nuits, je notais l'inexprimable. Je fixais des

vertiges.

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Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises,

Que buvais-je, à genoux dans cette bruyère

Entourée de tendres bois de noisetiers,

Dans un brouillard d'après-midi tiède et vert?

Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise,

- Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert!

Boire à ces gourdes jaunes, loin de ma case

Chérie? Quelque liqueur d'or qui fait suer.

Je faisais une louche enseigne d'auberge.

- un orage vint chasser le ciel. Au soir

L'eau des bois se perdaient sur les sables vierges,

Le vent de Dieu jetait des glaçons aux mares;

Pleurant, je voyais de l'or - et ne pus boire. -

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A quatre heures du matin, l'été,

Le sommeil d'amour dure encore.

Sous les bocages s'évapore

L'odeur du soir fêté.

Là-bas, dans leur vaste chantier

Au soleil des Hespérides,

Déjà s'agitent - en bras de chemise -

Les Charpentiers.

Dans leurs Déserts de mousse, tranquilles,

Ils préparent les lambris précieux

Où la ville

Peindra de faux cieux.

O, pour ces Ouvriers charmants

Sujets d'un roi de Babylone,

Vénus! quitte un instant les Amants

Dont l'âme est en couronne.

O Reine des Bergers,

Porte aux travailleurs l'eau-de-vie,

Que leurs forces soient en paix

En attendant le bain dans la mer à midi.

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La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe.

Je m'habituai à l'hallucination simple: je voyais très franchement une mosquée à la place d'une

usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au

fond d'un lac; les monstres, les mystères; un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi.

Puis j'expliquai mes sophismes magiques avec l'hallucination des mots!

Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit. J'étais oisif, en proie à une lourde fièvre:

j'enviais la félicité des bêtes, - les chenilles, qui représentent l'innocence des limbes, les taupes, le

sommeil de la virginité!

Mon caractère s'aigrissait. Je disais adieu au monde dans d'espèces de romances:

Chanson de la plus haute tour

Qu'il vienne, qu'il vienne,

Le temps dont on s'éprenne.

J'ai tant fait patience

Qu'à jamais j'oublie.

Craintes et souffrances

Aux cieux sont parties.

Et la soif malsaine

Obscurcit mes veines.

Qu'il vienne, qu'il vienne,

Le temps dont on s'éprenne.

Telle la prairie

A l'oubli livrée,

Grandie, et fleurie

D'encens et d'ivraies,

Au bourdon farouche

Des sales mouches.

Qu'il vienne, qu'il vienne,

Le temps dont on s'éprenne.

J'aimai le désert, les vergers brûlés, les boutiques fanées, les boissons tiédies. Je me traînais dans

les ruelles puantes et, les yeux fermés, je m'offrais au soleil, dieu de feu.

"Général, s'il reste un vieux canon sur tes remparts en ruines, bombarde-nous avec des blocs de

terre sèche. Aux glaces des magasins splendides! dans les salons! Fais manger sa poussière à la

ville. Oxyde les gargouilles. Emplis les boudoirs de poudre de rubis brûlante..."

Oh! le moucheron enivré à la pissotière de l'auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un

rayon!

Faim

Si j'ai du goût, ce n'est guère

Que pour la terre et les pierres.

Je déjeune toujours d'air,

De roc, de charbons, de fer.

Mes faims, tournez. Paissez, faims,

Le pré des sons.

Attirez le gai venin

Des liserons.

Mangez les cailloux qu'on brise,

Les vieilles pierres d'églises;

Les galets des vieux déluges,

Pains semés dans les vallées grises.

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Le loup criait sous les feuilles

En crachant les belles plumes

De son repas de volailles:

Comme lui je me consume.

Les salades, les fruits

N'attendent que la cueillette;

Mais l'araignée de la haie

Ne mange que des violettes.

Que je dorme! que je bouille

Aux autels de Salomon.

Le bouillon court sur la rouille,

Et se mêle au Cédron.

Enfin, ô bonheur, ô raison, j'écartai du ciel l'azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d'or de la

lumière nature. De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible:

Elle est retrouvée!

Quoi? l'éternité.

C'est la mer mêlée

Au soleil.

Mon âme éternelle,

Observe ton voeu

Malgré la nuit seule

Et le jour en feu.

Donc tu te dégages

Des humains suffrages,

Des communs élans!

Tu voles selon...

- Jamais l'espérance.

Pas d'orietur.

Science et patience,

Le supplice est sûr.

Plus de lendemain,

Braises de satin,

Votre ardeur

Est le devoir.

Elle est retrouvée!

- Quoi? - l'Eternité.

C'est la mer mêlée

Au soleil.

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Je devins un opéra fabuleux: je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur: l'action n'est pas la

vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement.