Je le jure devant Dieu qui en a été témoin, elle est morte de faim ! » Il s’arracha les cheveux, poussa un cri horrible et se roula sur le plancher, l’œil hagard et l’écume sur les lèvres.

Les enfants épouvantés se mirent à pleurer ; mais la vieille femme, qui était restée jusqu’alors immobile et comme étrangère à ce qui se passait autour d’elle, les menaça pour les faire taire ; puis ayant détaché la cravate de l’homme qui gisait sur le plancher, elle s’avança en chancelant vers l’entrepreneur.

« C’était ma fille, dit-elle en faisant un signe de tête du côté du cadavre et en parlant avec l’air effaré d’une idiote, plus hideuse à voir que la mort même. Mon Dieu ! mon Dieu ! dire que je lui ai donné la vie dans le temps que j’étais femme, et que maintenant je suis vivante et joyeuse, tandis qu’elle est là étendue, froide et roide. Mon Dieu ! mon Dieu ! quand j’y pense ! c’est une comédie ! une vraie comédie ! »

Tandis que la pauvre vieille marmottait ces paroles avec un affreux ricanement, l’entrepreneur se disposait à sortir.

« Attendez ! attendez ! dit-elle en forçant sa voix cassée ; l’enterrement est-il pour demain, pour après-demain, ou pour ce soir ? Je l’ai ensevelie et je dois l’accompagner, n’est-ce pas ? Envoyez-moi un grand manteau ; un manteau bien chaud, car le froid est vif ; nous devrions avoir aussi un gâteau et du vin avant de partir ; mais n’importe ; envoyez-nous du pain ; rien qu’un morceau de pain et un verre d’eau. Nous enverrez-vous du pain, mon ami ? dit-elle vivement en s’attachant à l’habit de M. Sowerberry qui regagnait la porte.

– Oui, oui, sans doute, dit-il, vous aurez quelque chose ; tout ce qu’il vous faudra. »

Il se dégagea de l’étreinte de la vieille femme et, traînant Olivier après lui, il s’élança au dehors.

Le lendemain, la famille ayant reçu dans l’intervalle le secours d’un pain de deux livres et d’un morceau de fromage, apportés par M. Bumble en personne, Olivier et son maître revinrent à cette misérable demeure, où M. Bumble les avait précédés, accompagnés de quatre hommes du dépôt de mendicité, qui devaient servir de porteurs. Un vieux manteau noir couvrait les haillons de la vieille femme et du mari. On vissa le cercueil ; les porteurs le chargèrent sur leurs épaules et le descendirent dans la rue.

« Maintenant, la vieille, tâchez d’allonger le pas, dit tout bas Sowerberry ; nous sommes en retard et il ne faut pas faire attendre le prêtre... Avancez, porteurs, aussi vite que vous voudrez. »

Ceux-ci prirent une allure rapide avec leur léger fardeau, tandis que la vieille femme et l’homme les suivaient de leur mieux. M. Bumble et Sowerberry marchaient en tête d’un pas dégagé, et Olivier, avec ses petites jambes courait à côté du convoi.

Il n’était pourtant pas aussi urgent de se presser que M. Sowerberry le prétendait ; quand ils eurent atteint le coin obscur du cimetière où poussent les orties et où sont les fosses de la paroisse, le prêtre n’était pas encore arrivé, et le clerc, assis au coin du feu dans la sacristie, donna à entendre que probablement il ne viendrait pas avant une heure. En conséquence, on déposa la bière au bord de la fosse ; l’homme et la vieille femme attendirent patiemment dans la boue, sous une pluie froide et pénétrante, tandis que des enfants déguenillés, attirés par la curiosité, jouaient à cache-cache derrière les tombes, ou sautaient à pieds joints par-dessus le cercueil ; Sowerberry et Bumble, amis intimes du clerc, se chauffaient avec lui et lisaient le journal.

Enfin, après plus d’une heure d’attente, M. Bumble, Sowerberry et le clerc se dirigèrent en hâte vers la fosse, et en même temps parut le prêtre, qui mettait son surplis en marchant. M. Bumble gourmanda un ou deux enfants pour sauver les apparences ; et le respectable ecclésiastique, après avoir lu l’office des morts pendant quatre minutes, remit son surplis au clerc et s’en alla.

« Maintenant, Bill, remplis », dit Sowerberry au fossoyeur.

La tâche était facile ; car la fosse était si pleine que le dernier cercueil était à quelques pieds seulement du niveau du sol. Le fossoyeur jeta sur la bière quelques pelletées de terre qu’il foula sous ses pieds, mit sa pelle sur son épaule, et s’éloigna, suivi des enfants, qui se plaignaient que leur amusement fût si vite terminé.

« Allons, venez, mon brave homme, dit Bumble en frappant doucement sur l’épaule du pauvre malheureux ; on va fermer le cimetière. »

Celui-ci, qui n’avait pas fait un mouvement depuis qu’il était arrivé au bord de la fosse, tressaillit, leva la tête, regarda fixement celui qui lui parlait, fit quelques pas, et tomba évanoui. La vieille folle était trop occupée de la perte de son manteau, que l’entrepreneur lui avait repris, pour faire attention à autre chose ; on fit revenir à lui l’homme évanoui avec une douche d’eau froide ; on le déposa sain et sauf hors du cimetière, et, après avoir fermé à clef la porte, chacun s’en retourna chez soi.

« Eh bien, Olivier, dit Sowerberry en regagnant sa boutique, comment trouves-tu cela ?

– Assez bien, monsieur, je vous remercie, répondit l’enfant en hésitant beaucoup ; pas trop bien, monsieur.

– Bah ! tu t’y feras, Olivier, dit Sowerberry ; ça ne vous fait plus rien du tout, une fois qu’on y est fait, mon garçon. »

Olivier aurait bien voulu savoir s’il avait fallu beaucoup de temps à son maître pour s’y accoutumer ; mais il crut sage de ne pas hasarder cette question, et s’en retourna à la boutique, la tête pleine de tout ce qu’il venait de voir et d’entendre.

 

 

Chapitre VI

 

Olivier, poussé à bout par les sarcasmes de Noé, engage une lutte et déconcerte son ennemi.

 

Au bout d’un mois d’essai, Olivier fut définitivement apprenti ; il y eut précisément alors une bonne saison d’épidémies. En style de commerce, les cercueils étaient en hausse ; et dans l’espace de quelques semaines, Olivier acquit beaucoup d’expérience ; le succès de l’ingénieuse spéculation de M. Sowerberry dépassait son espérance. Les plus vieux habitants ne se souvenaient pas d’avoir jamais vu la rougeole si intense et si meurtrière pour les enfants ; nombreux furent les convois en tête desquels marchait le petit Olivier avec un chapeau garni d’un crêpe qui lui tombait jusqu’aux genoux, à l’étonnement et à l’admiration de toutes les mères. Olivier accompagnait aussi son maître à presque tous les convois d’adultes, afin d’acquérir l’impassibilité de maintien et l’insensibilité complète qui sont si nécessaires à un croque-mort accompli, et il eut souvent occasion d’observer la belle résignation et la force d’âme avec laquelle les gens courageux savent supporter la perte de leurs proches.

Ainsi, quand on commandait à Sowerberry un convoi pour quelque personne vieille et riche, possédant un grand nombre de neveux et de nièces, lesquels pendant la dernière maladie s’étaient montrés inconsolables, et dont la douleur n’avait pu se contenir en public, on les trouvait chez eux aussi heureux que possible, joyeux et satisfaits, conversant ensemble avec autant de gaieté et de liberté d’esprit que s’ils n’avaient éprouvé aucune perte. Certains maris supportaient avec un calme admirable la perte de leur femme ; les femmes, de leur côté, en portant le deuil de leur mari, avaient soin de le rendre aussi attrayant que possible ; il était aussi à remarquer que ceux dont la douleur avait le plus éclaté au convoi, se calmaient en rentrant chez eux, et étaient tout à fait remis avant l’heure du thé. Ce spectacle à la fois curieux et consolant excitait l’étonnement d’Olivier.

Je ne puis affirmer avec certitude, en ma qualité de biographe, que l’exemple de ces braves gens ait disposé Olivier à la résignation ; mais il est certain qu’il continua pendant plusieurs mois à supporter patiemment la domination et les mauvais traitements de Noé Claypole, qui le maltraitait plus que jamais depuis que sa jalousie était excitée en voyant le nouveau venu décoré d’un chapeau à crêpe et d’un bâton noir, tandis que lui, son ancien, portait toujours le bonnet en forme de marmite, la culotte de peau, le costume enfin de l’école de charité ; Charlotte le maltraitait aussi pour imiter Noé, et Mme Sowerberry était son ennemie déclarée, parce que son mari était bien disposé pour lui : de sorte qu’ayant à lutter à la fois contre cette ligue et contre le dégoût que lui inspiraient les funérailles, Olivier n’était pas tout à fait aussi à l’aise que le rat de la fable dans son fromage de Hollande.

J’arrive maintenant à un fait très important dans l’histoire d’Olivier ; j’ai à parler d’une action qui peut d’abord paraître presque indifférente, mais qui modifia et changea complètement son avenir.

Olivier et Noé étaient un jour descendus à la cuisine, à l’heure habituelle du dîner, pour se régaler d’un petit morceau de mouton ; une livre et demie de la viande la plus commune. Mais Charlotte était sortie, et, pendant son absence, le sieur Noé Claypole, affamé et vicieux, crut qu’il ne pouvait mieux passer le temps qu’à tourmenter et molester le petit Olivier Twist.

Pour se donner cette innocente distraction, Noé mit les pieds sur la nappe, tira les cheveux d’Olivier, lui pinça les oreilles, et lui déclara qu’il n’était qu’un « capon ». Il annonça le projet d’aller le voir pendre un jour ; enfin il n’y eut pas de malices qu’il ne se permît, comme un méchant enfant de charité qu’il était. Mais, comme rien de tout cela ne faisait pleurer Olivier, Noé essaya d’un moyen plus ingénieux ; il fit ce que beaucoup de petits esprits, bien plus célèbres que Noé, font journellement pour être spirituels : il eut recours aux personnalités.

« Petit bâtard ! dit Noé ; comment se porte ta mère ?

– Elle est morte, répondit Olivier. Ne m’en parlez pas, je vous prie. »

L’enfant rougit en disant ces mots. Sa respiration était précipitée, et, à voir la contraction de ses lèvres et de ses narines, M.