M. Sowerberry en conclut avec raison que sa proposition était bien accueillie ; il fut décidé sur-le-champ qu’Olivier serait tout d’abord initié aux mystères de la profession, et que, dans ce but, il accompagnerait son maître à la première occasion.

Elle ne se fit pas longtemps attendre. Le lendemain matin, après le déjeuner, M. Bumble entra dans la boutique, et, appuyant sa canne contre le comptoir, tira de sa poche son grand portefeuille de cuir, et y prit un bout de papier qu’il passa à Sowerberry.

« Ah ! dit l’entrepreneur, en le parcourant des yeux d’un air réjoui ; c’est une commande pour un cercueil, hein ?

– Pour un cercueil d’abord, et un enterrement paroissial ensuite, dit M. Bumble en fermant son portefeuille qui était, comme lui, très rebondi.

– Bayton ? dit l’entrepreneur, cessant de lire et regardant M. Bumble ; voilà la première fois que j’entends ce nom-là.

– Des entêtés, monsieur Sowerberry, répondit M. Bumble en hochant la tête ; des entêtés, et des orgueilleux, je le crains.

– Des orgueilleux ? s’écria M. Sowerberry avec un rire moqueur ; pour le coup, c’est trop fort.

– Ça fait pitié, dit le bedeau ; ça fait suer.

– D’accord, répondit le fabricant de cercueils d’un air approbatif.

– Nous n’avons entendu parler d’eux qu’avant-hier soir, dit le bedeau ; et nous n’aurions rien su sur leur compte, si une femme qui loge dans la même maison ne s’était adressée au comité paroissial pour le prier d’envoyer le chirurgien paroissial visiter une femme qui était au plus mal. Il était sorti pour dîner ; mais son aide, qui est un garçon fort habile, leur envoya haut la main une médecine dans une bouteille à cirage.

– Ah ! voilà ce qu’on peut appeler de la promptitude, dit l’entrepreneur.

– Sans doute, reprit le bedeau ; mais qu’en est-il résulté ? Savez-vous jusqu’où a été l’ingratitude de ces rebelles, monsieur ? Croiriez-vous que le mari a renvoyé dire que la médecine ne convenait pas au genre de maladie de sa femme et qu’elle ne la prendrait pas ? Entendez-vous cela ? qu’elle ne la prendrait pas ! une médecine excellente, énergique, salutaire, qu’on avait administrée avec succès, pas plus tard qu’il y a huit jours, à deux manœuvres irlandais et à un portefaix ; qu’on lui avait envoyée pour rien, avec la bouteille par-dessus le marché ; et il fait dire qu’elle ne la prendra pas, monsieur ! »

Comme l’atrocité de cette conduite se présentait dans toute sa force à l’esprit de M. Bumble, il donna, de colère, un grand coup de canne sur le comptoir, et devint pourpre d’indignation.

« Oh ! dit Sowerberry, jamais de ma vie...

– Non, jamais ! s’écria le bedeau ; jamais pareille infamie n’a été commise ; mais maintenant qu’elle est morte, il s’agit de l’enterrer ; voici l’adresse : le plus tôt sera le mieux. »

Et M. Bumble, dans son accès d’emportement, mit son tricorne à l’envers, et s’élança hors de la boutique.

« Tiens ! Olivier, il était si en colère qu’il a oublié de demander de tes nouvelles, dit M. Sowerberry en suivant des yeux le bedeau qui arpentait la rue à grands pas.

– Oui, monsieur », répondit Olivier, qui s’était prudemment tenu à l’écart pendant l’entretien, et qui tremblait de tout son corps au seul souvenir de la voix de M. Bumble.

Il était pourtant superflu qu’il cherchât à échapper à la vue de M. Bumble : car ce fonctionnaire, sur lequel la prédiction du monsieur au gilet blanc avait fait une vive impression, pensait que, maintenant que l’entrepreneur des pompes funèbres avait pris Olivier à l’essai, il valait mieux éviter d’aborder ce sujet, jusqu’à ce que l’enfant fût engagé pour une période de sept ans, et qu’on fut ainsi définitivement rassuré sur le danger de le voir retomber à la charge de la paroisse.

« Allons, dit M. Sowerberry en mettant son chapeau, plus tôt cette besogne sera terminée et mieux ce sera. Noé, attention à la boutique. Olivier, mets ta casquette et suis-moi. » Olivier obéit et suivit son maître dans l’exercice de sa profession.

Ils marchèrent quelque temps à travers le quartier le plus populeux de la ville, puis descendirent une ruelle étroite plus sale et plus misérable que les autres, et s’arrêtèrent pour chercher de l’œil la maison en question. Des deux côtés de la rue, les maisons étaient hautes et grandes, mais très vieilles, et occupées par les gens de la classe la plus pauvre, comme leur apparence négligée l’aurait suffisamment indiqué, sans qu’il fût besoin de la présence d’un petit nombre d’hommes et de femmes qui, les bras croisés et le corps plié en deux, traversaient de temps à autre furtivement la rue. La plupart de ces habitations avaient sur le devant des boutiques hermétiquement fermées et tombant en ruines : il n’y avait d’habité que les étages supérieurs. D’autres menaçaient de s’écrouler et étaient étayées par de grosses poutres appliquées aux murailles et solidement fixées dans le sol ; mais ces réduits lézardés, semblaient servir de retraite pour la nuit à quelques vagabonds sans asile : car plusieurs des planches grossières qui bouchaient la porte et les fenêtres avaient été arrachées, de manière à laisser une ouverture suffisante pour y passer le corps. Le ruisseau était sale et stagnant. Les rats eux-mêmes, qui çà et là se vautraient dans cette ordure, étaient d’une maigreur affreuse.

Il n’y avait ni marteau ni cordon de sonnette à la porte où s’arrêtèrent Olivier et son maître ; celui-ci se glissa à tâtons dans un passage obscur, dit à Olivier de se tenir sur ses talons et de n’avoir pas peur, monta au premier étage et, trébuchant contre une porte sur le palier, y frappa doucement.

Une jeune fille de treize à quatorze ans vint ouvrir. L’entrepreneur vit tout de suite, à l’aspect de la chambre, que c’était bien là qu’il avait affaire ; il entra, et Olivier le suivit.

Il n’y avait pas de feu dans la chambre ; un homme était accoudé machinalement sur le poêle vide ; une vieille femme était assise près de lui sur un tabouret ; dans un coin se tenaient plusieurs enfants déguenillés, et dans un petit renfoncement, en face de la porte, gisait sur le plancher un objet enveloppé d’une vieille couverture. Olivier frissonna en jetant les yeux de ce côté et se serra involontairement contre son maître ; malgré la couverture, Olivier devina que c’était un cadavre.

L’homme était pâle et décharné ; il avait les yeux injectés, la barbe et les cheveux grisonnants ; la vieille femme était ridée ; elle avait des yeux animés et perçants, et les deux dents qui lui restaient avançaient sur sa lèvre inférieure. Olivier avait peur de les regarder l’un ou l’autre : ils lui rappelaient trop les rats qu’il avait vus si maigres dans la rue.

« Nul ne la touchera, dit l’homme en s’élançant vers l’entrepreneur qui s’approchait du grabat. Arrière, arrière ! vous dis-je, si vous tenez à la vie.

– Sottise ! mon brave homme, dit l’entrepreneur, qui était habitué à voir la misère sous toutes ses formes ; sottise que cela !

– Je vous répète, dit l’homme en serrant les poings et en frappant le plancher avec fureur, je vous répète que je ne veux pas qu’on l’enterre ; elle ne pourrait dormir là. Les vers la tourmenteraient sans trouver rien à manger ; elle est si décharnée ! »

L’entrepreneur ne répondit rien à ce malheureux en délire, mais tirant une ficelle de sa poche, il s’agenouilla un instant à côté du corps.

« Ah ! dit l’homme fondant en larmes et se jetant à genoux aux pieds de la pauvre morte, mettez-vous à genoux, mettez-vous tous à genoux autour d’elle et écoutez-moi. C’est de faim qu’elle est morte ; jusqu’au moment où la fièvre l’a saisie, je ne savais pas combien elle était mal ; mais alors les os lui perçaient la peau ; nous n’avions ni feu ni chandelle ; elle est morte dans les ténèbres, oui dans les ténèbres ; elle n’a pas même pu voir la figure de ses enfants, mais nous l’entendions les appeler dans son agonie. J’ai été dans la rue mendier pour elle, et on m’a mis en prison. À mon retour, elle était mourante ; mon cœur s’est desséché, en voyant qu’ils l’avaient laissée mourir de faim.