Quelles en sont les circonstances ? »
M. Losberne, qui désirait gagner du temps, raconta l’affaire tout au long et dans les plus minutieux détails, tandis que MM. Blathers et Duff semblaient parfaitement saisir la chose, et échangeaient parfois un signe d’intelligence.
« Je ne puis rien affirmer avant l’inspection des lieux, dit Blathers ; mais j’ai dans l’idée, et en cela je ne crois pas trop m’avancer, que ce n’est pas un pègre qui a fait le coup. Qu’en dites-vous, Duff ?
– Non, certainement, répondit Duff.
– Pour faire comprendre à ces dames le mot de pègre, je suppose que vous entendez par là que le voleur n’est pas de la campagne, dit M. Losberne en souriant.
– Justement, mon bourgeois, répondit Blathers. Vous n’avez pas d’autres détails à nous donner ?
– Aucun, dit le docteur.
– Qu’est-ce donc que ce jeune garçon dont parlent les domestiques ? demanda Blathers.
– Sottise que cela ! dit le docteur. Un domestique effrayé s’est mis dans la tête que cet enfant était pour quelque chose dans la tentative d’effraction ; mais c’est absurde.
– C’est bien facile à dire, remarqua Duff.
– Ce qu’il dit là est plein de sens, observa Blathers, en approuvant d’un signe de tête le mot de son camarade, et en jouant négligemment avec ses menottes comme on ferait avec des castagnettes. Qui est cet enfant ? quels renseignements donne-t-il sur lui-même ? d’où vient-il ? Il n’est pas tombé du ciel, n’est-ce pas, mon bourgeois ?
– Non, assurément, répondit le docteur, en lançant aux dames un coup d’œil expressif ; je connais toute son histoire, mais nous en reparlerons plus tard ; vous tenez, je suppose, à voir d’abord l’endroit par lequel les voleurs ont tenté de pénétrer.
– Certainement, répondit M. Blathers ; il nous faut d’abord examiner les localités, puis interroger les domestiques. C’est la manière de procéder habituelle. »
On apporta des lumières, et MM. Blathers et Duff, accompagnés du constable, de Brittles, de Giles, en un mot de toute la maison, se rendirent au petit cellier, au bout du passage, visitèrent la fenêtre en dedans, puis faisant le tour par la pelouse, la visitèrent en dehors : ils prirent une chandelle pour examiner le volet, une lanterne pour suivre les traces des pas, une fourche pour fouiller les buissons. Cela fait, au milieu du silence religieux de tous les assistants, ils rentrèrent, et MM. Giles et Brittles furent requis de donner une représentation du rôle qu’ils avaient joué dans les événements de la veille ; ils s’en acquittèrent au moins six fois de suite ; ils ne furent d’abord en désaccord que sur un seul point important, et à la fin sur une douzaine seulement. Ensuite Blathers et Duff firent sortir tout le monde, et délibérèrent longuement ensemble avec tant de mystère et de solennité, qu’une consultation de grands médecins sur un cas difficile ne serait qu’un jeu d’enfants, comparée à cette délibération.
Pendant ce colloque, le docteur se promenait de long en large dans la pièce voisine, extrêmement agité, tandis que Mme Maylie et Rose se regardaient avec inquiétude.
« Sur ma parole, dit M. Losberne, en s’arrêtant tout à coup après avoir parcouru la salle à grands pas, je ne sais vraiment que faire.
– Il me semble, dit Rose, que l’histoire de ce pauvre enfant, contée fidèlement à ces hommes, suffirait pour éloigner de lui les soupçons.
– J’en doute, ma chère demoiselle, dit le docteur en secouant la tête. Je ne crois pas que cela pût suffire pour le rendre innocent aux yeux de ces hommes, ni même aux yeux de fonctionnaires d’un ordre plus élevé. « Après tout, diraient-ils, qu’est-ce que cet enfant ? Un vagabond. » D’ailleurs, à ne juger son histoire que d’après les considérations et les probabilités ordinaires, elle est bien invraisemblable.
– Vous y ajoutez foi, cependant, se hâta de dire Rose.
– Moi, je l’accepte, tout étrange qu’elle est, continua le docteur ; et peut-être, en agissant ainsi, fais-je preuve de sottise : mais je ne crois pas qu’elle eût la même valeur aux yeux d’un agent de police exercé.
– Pourquoi donc ? demanda Rose.
– Pourquoi ? ma belle enfant, répondit le docteur ; parce que cette histoire, examinée à leur point de vue, a plus d’un côté louche ; il ne peut prouver que ce qui est contre lui et rien de ce qui est en sa faveur. Or, ces gens-là veulent toujours savoir les si et les pourquoi, et n’admettent rien sans preuves. De son propre aveu, vous voyez que, depuis quelque temps, il vit avec des voleurs ; il a été arrêté et mené devant un commissaire de police, sous la prévention d’avoir volé un mouchoir dans la poche d’un monsieur ; il a été enlevé de force de la demeure de ce monsieur, et entraîné dans un lieu qu’il ne peut indiquer et dont il ignore complètement la situation. Puis, il est amené à Chertsey par des hommes qui semblent tenir à lui singulièrement, et qui, de gré ou de force, le font passer par une fenêtre pour dévaliser une maison ; et juste au moment où il veut donner l’alarme, ce qui eût été la seule preuve de son innocence, il reçoit un coup de pistolet, comme si tout conspirait à l’empêcher, de faire une bonne action. Tout cela ne vous frappe-t-il pas ?
– C’est assez singulier, j’en conviens, dit Rose en riant de la vivacité du docteur ; mais enfin je ne vois rien là qui prouve la culpabilité de ce pauvre enfant.
– Non, sans doute, répondit le docteur. Voilà bien les femmes ! leurs beaux yeux ne voient jamais, soit en bien, soit en mal, qu’un côté de la question, et toujours celui qui s’est présenté le premier à leur esprit. »
Après avoir formulé cette maxime, le docteur, les mains dans ses poches, se remit à arpenter la chambre de long en large.
« Plus j’y réfléchis, dit-il, et plus je suis convaincu que mettre ces hommes au courant de l’histoire de l’enfant ne ferait qu’embrouiller tout et aggraver la difficulté. Je suis sûr qu’ils n’y croiraient pas, et, même en admettant que l’enfant ne fût pas condamné, la publicité donnée aux soupçons qui pèseraient sur lui serait un obstacle à vos intentions généreuses à son égard, et à votre désir de le tirer de la misère.
– Mon dieu, cher docteur, comment allons-nous faire ? dit Rose. Pourquoi faut-il qu’on ait appelé ces gens-là ?
– C’est bien vrai ! s’écria Mme Maylie. Je voudrais pour tout au monde les voir loin d’ici.
– Il n’y a qu’un moyen, dit enfin M. Losberne en s’asseyant d’un air découragé ; c’est de payer d’audace. Le but que nous nous proposons est louable, c’est là notre excuse. L’enfant a beaucoup de fièvre et est hors d’état de soutenir une conversation, c’est toujours cela de gagné ; faisons de notre mieux, et, si nous ne réussissons pas, du moins ce ne sera pas notre faute... Entrez !
– Eh bien, mon bourgeois, dit Blathers en entrant dans la chambre avec son collègue et en fermant soigneusement la porte avant d’ajouter un mot, ce n’était pas un coup monté.
– Que diable appelez-vous un coup monté ? demanda le docteur avec impatience.
– Nous disons qu’il y a coup monté, mesdames, dit Blathers en se tournant vers Mme Maylie et Rose, comme s’il avait compassion de leur ignorance, tandis qu’il méprisait celle du docteur ; nous disons qu’il y a coup monté, quand les domestiques en sont.
– Personne ne les a soupçonnés, dit Mme Maylie.
– C’est possible, madame, répondit Blathers ; mais ils auraient pu tout de même y être pour quelque chose.
– D’autant plus qu’on avait confiance en eux, ajouta Duff.
– Nous pensons, continua Blathers, que le coup part de Londres ; car il était combiné dans le grand genre.
– Oui, pas mal comme ça, remarqua Duff à voix basse.
– Ils étaient deux, ajouta Blathers, et ils avaient avec eux un enfant, c’est évident, rien qu’à voir la fenêtre ; voilà tout ce qu’on peut dire pour le moment. Maintenant nous allons, s’il vous plaît, visiter tout de suite le garçon qui est là-haut.
– Ils prendront bien d’abord quelque chose, madame Maylie ? dit le docteur d’un air enchanté, comme si une inspiration soudaine lui traversait l’esprit.
– Oh ! certainement, dit Rose avec empressement ; tout de suite si vous voulez.
– Volontiers, mademoiselle, dit Blathers en passant sa manche sur ses lèvres ; on a soif à faire cette besogne-là.
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