N’importe quoi, mademoiselle ; ne vous dérangez pas pour nous.
– Que voulez-vous prendre ? demanda le docteur en suivant la jeune fille au buffet.
– Une goutte de liqueur, mon bourgeois, si ça vous est égal, répondit Blathers. Il ne faisait pas chaud sur la route, voyez-vous, madame, et je trouve qu’il n’y a rien comme un petit verre pour vous réchauffer le tempérament. »
C’est à Mme Maylie qu’il faisait cette confidence pleine d’intérêt ; celle-ci l’accueillit avec grâce, et le docteur profita du moment pour s’esquiver.
« Ah ! mesdames, dit M. Blathers en prenant son verre à pleine main et en le portant à sa bouche, j’en ai terriblement vu dans ma vie, de ces affaires-là.
– Blathers, vous souvenez-vous de ce vol avec effraction, commis à Edmonton ? dit M. Duff, venant en aide à la mémoire de son collègue.
– Tenez, c’était un vol dans le genre de celui d’hier, reprit Blathers ; c’est Conkey Chickweed qui avait fait le coup, n’est-ce pas ?
– Vous le mettez toujours sur son compte, répondit Duff ; mais c’était la famille Pet, j’en suis sûr, et Conkey y était comme moi.
– Allons donc ! repartit M. Blathers, je le sais bien, peut-être. Vous rappelez-vous le temps où Conkey fut volé ? Quel vacarme cela fit ! c’était pis qu’un roman.
– Qu’était-ce donc ? demanda Rose, désireuse de mettre en belle humeur ces désagréables visiteurs.
– C’est un vol comme on n’en avait jamais vu, mademoiselle, dit Blathers. Ledit Conkey Chickweed...
– Conkey veut dire long nez, madame, interrompit Duff.
– Mais madame le sait bien, n’est-ce pas ? demanda M. Blathers. Vous m’interrompez toujours, Duff. Ce Conkey Chickweed tenait une taverne sur la route de Battlebridge, où beaucoup de jeunes lords venaient voir des combats de coqs, etc. Moi qui y allais souvent, je puis vous assurer qu’il entendait joliment son affaire. Voilà qu’une nuit on lui vola trois cent vingt-sept guinées, dans un sac de toile ; elles lui furent dérobées dans sa chambre à coucher, à la fin de la nuit, par un homme de six pieds avec un emplâtre sur l’œil, qui s’était caché sous son lit et qui, le vol commis, sauta par la fenêtre, laquelle était au premier étage. Il se sauva au plus vite ; mais Conkey était alerte, il s’éveilla au bruit, sauta en bas de son lit, fit feu sur le voleur et éveilla tout le voisinage. Voilà tout le monde debout en un instant ; on cherche partout, et on trouve que Conkey a blessé son voleur, car il y avait des traces de sang jusqu’à un mur de clôture assez éloigné, et puis plus rien. La perte du magot ruina Chickweed, et son nom figura sur la Gazette parmi ceux des banqueroutiers. On fit une souscription pour venir en aide à ce pauvre homme, auquel cet événement avait fait tourner la tête, et qui pendant trois ou quatre jours courut les rues en s’arrachant les cheveux, et dans un désespoir tel, que bien des gens craignaient qu’il n’en finît avec la vie. Un jour, il arrive tout effaré au bureau de police, il a un entretien particulier avec le magistrat, lequel, après bien des paroles, sonne, mande Jacques Spyers (ce Spyers était un agent actif), et lui dit d’aller aider M. Chickweed à se saisir du voleur. « Croiriez-vous, Spyers, dit Chickweed, que je l’ai vu hier matin passer devant ma porte ? – Et pourquoi ne l’avez-vous pas pris au collet ? dit Spyers. – J’étais si saisi, que je crois qu’on aurait pu m’assommer avec un cure-dent, répondit le pauvre homme ; mais, nous le tenons, car je l’ai encore vu passer le soir entre dix et onze heures. »
« Sur-le-champ, Spyers se munit d’une chemise blanche et d’un peigne, pour le cas où il serait absent deux ou trois jours ; il part, il va se poster à une des fenêtres de la taverne, derrière un petit rideau rouge, le chapeau sur la tête, et prêt à s’élancer en un clin d’œil sur le voleur. Il était là, le soir, sur le tard, à fumer sa pipe, quand tout à coup Chickweed s’écrie : « Le voilà ! au voleur ! à l’assassin ! » Jacques Spyers se précipite dehors et voit Chickweed courir à toutes jambes en criant à tue-tête. Il le suit, la foule s’amasse, tout le monde crie : « Au voleur ! » et Chickweed de courir toujours en criant comme un possédé. Spyers le perd de vue un instant au détour d’une rue ; il le rejoint, voit un groupe, s’y jette en s’écriant : « Où est le voleur ? – Morbleu ! dit Chickweed, il m’a encore échappé. »
« Une chose digne de remarque, c’est qu’on ne put le trouver nulle part, et on s’en revint à la taverne. Le lendemain matin, Spyers se remet à son poste, derrière le rideau, guettant au passage l’homme de six pieds, avec un emplâtre noir sur l’œil ; à force de regarder il en eut la vue trouble, et au moment où il se frottait les yeux, voilà Chickweed qui recommence à crier : « Au voleur ! » et qui part à toutes jambes : Spyers s’élance derrière lui, fait deux fois plus de chemin que la veille, et du voleur point de nouvelles. Une fois ou deux encore, pareille scène se renouvela. Dans le voisinage, les uns disaient que c’était le diable qui avait volé Chickweed et qui venait ensuite lui faire des tours ; les autres que le pauvre Chickweed était devenu fou de chagrin.
– Et Jacques Spyers, que dit-il ? demanda le docteur, qui était rentré dès le commencement du récit.
– Pendant longtemps, reprit Blathers, Jacques Spyers ne dit rien de tout, mais il était aux écoutes sans faire semblant de rien, preuve qu’il entendait son métier. Mais un beau matin, il s’approcha du comptoir et ouvrant sa tabatière : « Chickweed, dit-il, j’ai découvert le voleur. – Vous l’avez découvert ? répond Chickweed, oh ! mon cher Spyers, que je sois vengé et je mourrai content ; où est-il, le brigand ? – Tenez, dit Spyers en lui offrant une prise, assez joué comme ça ! c’est vous même qui vous êtes volé. »
« C’était vrai, et il s’était procuré de la sorte une grosse somme, et on n’aurait jamais découvert la ruse, s’il avait mis moins d’empressement à sauver les apparences.
« C’est un peu fort, hein ? dit M. Blathers en posant son verre et en agitant les menottes.
– C’est très drôle, en effet, observa le docteur ; maintenant, si vous voulez, montons en haut.
– À vos ordres, monsieur », répondit M. Blathers.
1 comment