Losberne.

– Celle-là ! celle-là ! répondit Olivier en passant vivement la main hors de la portière, la maison blanche ! oh ! dépêchez-vous ! je vous en prie ; il me semble que je vais mourir, tant je tremble.

– Allons, allons ! dit le bon docteur en lui frappant sur l’épaule : vous allez les revoir dans un instant, et ils seront ravis de vous retrouver sain et sauf.

– Oh ! je l’espère bien ! dit Olivier ; ils ont été si bons, si parfaits pour moi, monsieur ! »

La voiture continua à rouler ; elle s’arrêta : mais non, ce n’était pas là la maison ; c’est à l’autre porte : la voiture s’arrêta de nouveau ; Olivier regarda aux fenêtres, et des larmes de joie coulaient de ses yeux.

Hélas ! la maison blanche était vide, et il y avait un écriteau à la fenêtre : À louer.

« Frappez à la porte voisine, dit M. Losberne en mettant le bras d’Olivier sous le sien : savez-vous ce qu’est devenu M. Brownlow, qui demeurait à côté ? »

La servante l’ignorait ; mais elle alla s’en informer. Elle revint et dit que M. Brownlow avait tout vendu et était parti, il y avait six semaines, pour les Indes Orientales ; Olivier se tordit les mains et faillit tomber à la renverse.

« La gouvernante est-elle partie aussi ? demanda M. Losberne après un instant de silence.

– Oui, monsieur, répondit la servante : le vieux monsieur, la gouvernante et un autre monsieur, un ami de M. Brownlow, sont tous partis ensemble.

– Alors retournez à la maison, dit M. Losberne au cocher, et ne vous amusez pas à faire rafraîchir vos chevaux avant que nous soyons sortis de ce maudit Londres.

– Et le libraire, monsieur ! dit Olivier. Je connais le chemin ; voyez-le, monsieur, je vous en prie ; allez le voir !

– Mon pauvre garçon, dit le docteur, voilà assez de désappointements pour un jour : assez pour vous et pour moi. Si nous allons chez le libraire, nous apprendrons sans doute qu’il est mort, ou qu’il a eu le feu dans sa maison, ou qu’il a pris la fuite. Non ; droit à la maison. »

Et conformément au premier mouvement du docteur, on retourna à la maison.

Cette amère déception causa à Olivier un vif chagrin, même au milieu de son bonheur ; car bien des fois pendant sa maladie il s’était plu à penser à tout ce que M. Brownlow et Mme Bedwin lui diraient, et au plaisir qu’il aurait à leur raconter combien il avait passé de longs jours et de longues nuits à se rappeler ce qu’ils avaient fait pour lui et à déplorer la cruelle séparation qu’il avait subie. L’espoir d’arriver un jour à s’expliquer avec eux, et à leur conter comment il avait été enlevé, l’avait fortifié et soutenu dans ses récentes épreuves ; et maintenant la pensée qu’ils étaient partis si loin, et qu’ils avaient emporté de lui l’opinion qu’il n’était qu’un imposteur et un filou, sans qu’il dût avoir peut-être jamais l’occasion de les détromper, cette pensée était pour lui poignante et insupportable.

Cependant cette circonstance n’altéra en rien les bons sentiments de ses bienfaitrices à son égard. Au bout d’une autre quinzaine, quand le temps fut devenu beau et chaud, que les arbres commencèrent à déployer leurs jeunes feuilles, et les fleurs l’éclat de leurs nuances, elles se préparèrent à quitter pour quelques mois leur résidence de Chertsey : après avoir envoyé chez un banquier l’argenterie qui avait si vivement excité la cupidité du juif, et laissé Giles et un autre domestique à la garde de la maison, elles partirent pour la campagne, et emmenèrent Olivier avec elles.

Qui pourrait décrire le plaisir, le bonheur, la paix de l’âme et la douce tranquillité que l’enfant convalescent éprouva au sein de cet air embaumé, au milieu des collines verdoyantes et des bois touffus de cette résidence champêtre ? Qui peut dire combien ces scènes paisibles et tranquilles se gravent profondément dans l’âme de ceux qui sont accoutumés à mener une vie misérable et recluse au milieu du bruit des villes, et combien la fraîcheur de ce spectacle pénètre leurs cœurs abattus ? Des hommes qui avaient habité pendant toute une vie de labeur des rues étroites et populeuses, et qui n’avaient jamais souhaité d’en sortir ; des hommes pour lesquels l’habitude était devenue une seconde nature, et qui en étaient presque venus à aimer chaque brique, chaque pierre qui formait l’étroite limite de leurs promenades journalières ; des hommes sur lesquels la mort étendait déjà sa main, se sont enfin trouvés émus, rien qu’en entrevoyant le radieux spectacle de la nature : entraînés loin du théâtre de leurs anciens plaisirs et de leurs anciennes souffrances, ils ont paru passer tout à coup à une nouvelle existence, et se traînant chaque jour jusqu’à quelque site riant et couvert de verdure, ils ont senti s’éveiller en eux tant de souvenirs, en contemplant seulement le ciel, les coteaux, la plaine et le cristal des eaux, qu’un avant-goût de ciel a charmé leur déclin, et qu’ils sont descendus dans la tombe aussi paisiblement que le soleil, dont ils contemplaient le coucher de leur fenêtre solitaire, quelques heures auparavant, disparaissait à l’horizon devant leurs yeux affaiblis.

Les souvenirs que les paisibles scènes champêtres éveillent dans l’esprit ne sont pas de ce monde, et n’ont rien de commun avec les pensées ou les espérances terrestres. Leur douce influence peut nous porter à tresser de fraîches guirlandes pour orner la tombe de ceux que nous avons aimés ; elle peut purifier nos sentiments et éteindre en nous toute inimitié et toute haine ; mais surtout elle ravive, dans l’âme même la moins méditative, la vague souvenance qu’on a déjà éprouvé de telles sensations bien loin dans le passé, et en même temps elle nous donne l’idée solennelle d’un lointain avenir, d’où l’orgueil et les passions du monde sont à jamais exilés.

Le lieu de leur résidence était ravissant, et Olivier, qui avait vécu jusqu’alors parmi des êtres dégradés, au milieu du bruit et des querelles, crut entrer là dans une nouvelle existence. La rose et le chèvrefeuille grimpaient le long des murs du cottage, le lierre s’enroulait autour du tronc des arbres, et les fleurs embaumaient l’air de parfums délicieux ; tout auprès était un petit cimetière, non pas garni de grandes tombes de pierre, mais de petits tertres couverts de mousse et de gazon, sous lesquels dormaient en paix les vieillards du village. Olivier allait souvent s’y promener, et, en songeant à la misérable sépulture où reposait sa mère, il s’asseyait parfois et sanglotait sans être vu ; mais quand il levait les yeux vers le vaste ciel au-dessus de sa tête, il ne songeait plus qu’elle gisait sous terre, et pleurait sur elle tristement, mais sans amertume.

Ce fut un temps heureux ; ses jours étaient paisibles et sereins, et les nuits n’amenaient avec elles ni crainte ni souci ; il n’avait plus à languir dans une triste prison, ni à s’associer avec des misérables ; nulle autre pensée que des pensées riantes. Chaque matin il se rendait chez un vieux monsieur aux cheveux blanchis, qui habitait près de la petite église et qui le perfectionnait dans l’écriture et la lecture, lui parlant avec tant de bonté et prenant tant de soin de lui, qu’Olivier n’avait pas de cesse qu’il ne l’eût satisfait. Puis il se promenait avec Mme Maylie et Rose, et les écoutait causer de livres, ou s’asseyait près d’elles, dans quelque endroit bien ombragé où la jeune fille faisait la lecture ; il restait volontiers à l’entendre, jusqu’à ce que la nuit ne permît plus de distinguer les lettres.

Il préparait ensuite sa leçon du lendemain, et il travaillait avec ardeur jusqu’à la nuit tombante dans une petite chambre qui donnait sur le jardin ; alors les dames faisaient une nouvelle promenade et il les accompagnait, prêtant l’oreille avec plaisir à tout ce qu’elles disaient, heureux si elles désiraient une fleur qu’il pût grimper leur cueillir, ou si elles avaient oublié quelque chose qu’il pût courir leur chercher ; quand il faisait tout à fait nuit, et qu’on était rentré, la jeune demoiselle se mettait au piano, jouait quelque air sentimental, ou chantait d’une voix douée et pure quelque vieille chanson que sa tante aimait à entendre. Dans ces moments-là on n’allumait pas les bougies ; Olivier, assis près d’une fenêtre, écoutait cette harmonieuse musique, et des larmes de bonheur coulaient sur ses joues.

Et les dimanches ! jamais il n’en avait eu de pareils. Quels heureux jours ! D’ailleurs il n’avait plus que des jours heureux. On allait le matin à la petite église, tout entourée d’arbres dont les branches venaient caresser les fenêtres de l’édifice ; les oiseaux chantaient alentour et l’air embaumé répandait partout ses parfums. Les pauvres gens du village étaient si propres et s’agenouillaient si pieusement pour prier, qu’il semblait que ce fût un plaisir et non un devoir ennuyeux qui les réunit en ce lieu ; et, quoique le chant fut assez rustique, il semblait plus harmonieux, au moins aux oreilles d’Olivier, que tous ceux qu’il avait jusqu’alors entendus à l’église. On se promenait ensuite comme d’habitude ; on visitait les paysans dans leurs petites maisons, brillantes de propreté. Le soir, Olivier lisait un ou deux chapitres de la Bible, qu’il avait étudiés toute la semaine, et, en accomplissant ce devoir, il était plus fier et plus heureux que s’il eût été le ministre lui-même. Le matin, il était sur pied à six heures ; il allait courir les champs et longer les haies pour cueillir des bouquets de fleurs sauvages, dont il revenait chargé à la maison, et qu’il disposait et arrangeait de son mieux pour orner la table au déjeuner ; il rapportait aussi du séneçon pour les oiseaux de miss Maylie, et il en décorait leur cage avec un goût exquis ; quand il avait bien soigné les oiseaux, il avait d’ordinaire quelque commission charitable à faire dans le village, ou, s’il n’y en avait pas, il pouvait toujours s’occuper au jardin et soigner les fleurs, toutes choses qu’il avait apprises de l’instituteur du village, qui était un parfait jardinier ; il s’appliquait de tout cœur à cette besogne, jusqu’à ce que miss Rose descendit au jardin ; elle lui adressait mille compliments pour tout ce qu’il avait fait, et il se trouvait amplement récompensé par son gracieux sourire.

Trois mois s’écoulèrent ainsi ; trois mois qui, dans la vie des hommes les plus heureux et les plus favorisés du ciel, eussent été trois mois d’un bonheur sans mélange, mais qui pour Olivier, après une enfance si agitée et si orageuse, étaient la félicité suprême : avec la plus pure, la plus aimable générosité d’une part, et la reconnaissance la plus sincère, la plus vive, la plus dévouée de l’autre, il n’est pas étonnant qu’au bout de ce court espace de temps Olivier fût dans l’intimité complète de la vieille dame et de sa nièce, et que l’affection sans bornes que leur avait vouée son cœur jeune et sensible fût pour elles un sujet d’orgueil et un motif de l’aimer : c’était sa récompense.

 

 

Chapitre XXXIII

 

Où le bonheur d’Olivier et de ses amis éprouve une atteinte soudaine.

 

Le printemps passa vite, et l’été commença. Si, jusque-là, la campagne avait été belle, elle était maintenant dans tout son éclat et étalait toutes ses richesses. Les grands arbres, qui avaient longtemps paru nus et dépouillés, avaient retrouvé toute leur vigueur, et déployaient leurs verts rameaux, offrant sous leur ombre d’agréables retraites, d’où la vue s’étendait sur le paysage doré par le soleil ; la terre avait revêtu son manteau de verdure, et exhalait au loin les plus doux parfums. On était au plus beau moment de l’année rajeunie ; tout respirait la joie.

On continuait à mener une existence paisible au petit cottage, et la même sérénité d’humeur régnait parmi ses habitants. Depuis longtemps Olivier avait retrouvé la force et la santé ; mais, qu’il fût malade ou bien portant, il n’y avait nulle différence dans son affection dévouée pour ceux qui l’entouraient.