(Il y a beaucoup de gens qui ne pourraient pas en dire autant.) Il était toujours aussi doux, aussi attaché, aussi affectueux que lorsque les souffrances avaient miné ses forces, et aussi attentif à tout ce qui pouvait faire plaisir à ses bienfaitrices.
Par une belle soirée, ils avaient fait une promenade plus longue que d’ordinaire ; la journée avait été d’une chaleur exceptionnelle, la lune brillait dans son plein, et une brise légère s’était levée, plus fraîche que d’habitude. Rose avait été pleine d’entrain, et ils avaient prolongé leur promenade, en causant joyeusement, beaucoup au-delà des limites habituelles. Mme Maylie était fatiguée ; ils revinrent lentement à la maison. La jeune demoiselle ôta son chapeau, et se mit au piano comme à l’ordinaire ; après avoir promené d’un air distrait ses doigts sur le clavier pendant quelques instants, elle entama un air lent et solennel. Tout en le jouant, on l’entendait soupirer comme si elle pleurait.
« Ma chère Rose ! » dit la vieille dame.
Rose ne répondit rien, mais se mit à jouer un peu plus vite, comme si la voix de sa tante l’eût arrachée à quelque pensée pénible.
« Rose, mon amour ! dit Mme Maylie en se levant précipitamment et en se penchant vers la jeune fille. Qu’est-ce que tu as ? ton visage est baigné de larmes, ma chère enfant. Qu’est-ce qui te fait souffrir ?
– Rien, ma tante, rien, répondit la jeune fille ; je ne sais ce que j’ai, je ne pourrais le dire, mais je me sens mal à l’aise ce soir, et...
– Serais-tu malade, mon amour ? interrompit Mme Maylie.
– Oh ! non, je ne suis pas malade ! répondit Rose en tressaillant, comme si un frisson mortel la saisissait tout à coup. Je vais aller mieux tout à l’heure. Fermez la fenêtre, je vous prie. »
Olivier s’empressa d’accéder à son désir ; et la jeune fille, faisant effort pour retrouver sa gaieté, se mit à jouer un air plus gai : mais ses doigts s’arrêtèrent sans force sur le piano ; elle mit sa figure dans ses mains, se jeta sur un canapé, et laissa un libre cours aux larmes qu’elle ne pouvait plus retenir.
« Mon enfant ! dit la vieille dame en la serrant dans ses bras ; je ne t’ai jamais vue ainsi.
– J’aurais voulu ne pas vous causer d’inquiétude, dit Rose ; mais j’ai eu beau faire, je n’ai pu en venir à bout. Je crains d’être malade, ma tante. »
Elle l’était en effet. Dès qu’on eut apporté de la lumière, on vit que, dans le peu de temps qui s’était écoulé depuis leur retour à la maison, l’éclat de son teint avait disparu, et qu’elle était pâle comme un marbre. Sa physionomie n’avait rien perdu de sa beauté mais elle était cependant altérée, et ses yeux si doux avaient pris une expression de vague inquiétude qu’ils n’avaient jamais eue. Un instant après, elle devint pourpre, et ses beaux yeux bleus étaient égarés ; puis cette rougeur disparut, comme l’ombre projetée par un nuage qui passe, et elle redevint d’une pâleur mortelle.
Olivier, qui observait la vieille dame avec inquiétude, remarqua qu’elle était alarmée de ces symptômes, et il le fut aussi ; mais voyant qu’elle affectait de les considérer comme légers, il essaya de faire de même ; ils y réussirent si bien, que, lorsque Rose se fut laissé persuader par sa tante de se mettre au lit, elle avait repris confiance et semblait même aller beaucoup mieux, car elle les assura qu’elle était certaine de se réveiller le lendemain matin en parfaite santé.
« J’espère, madame, dit Olivier, quand Mme Maylie revint, qu’il n’y a rien là de sérieux ? Mlle Maylie ne semble pas bien ce soir, mais... »
La vieille dame l’engagea à ne rien dire, et, s’asseyant au fond de la chambre, garda quelque temps le silence ; enfin, elle lui dit d’une voix tremblante :
« Je ne l’espère pas, Olivier. J’ai été si heureuse avec elle pendant plusieurs années ! trop heureuse peut-être, et il se peut que le moment soit venu où je dois éprouver quelque malheur ; mais j’espère que ce ne sera pas celui-là.
– Quel malheur, madame ? demanda Olivier.
– Le coup terrible, dit la vieille dame d’une voix à peine articulée, de perdre la chère enfant qui est depuis si longtemps toute ma consolation et tout mon bonheur.
– Oh ! que Dieu nous en préserve ! s’écria vivement Olivier.
– Ainsi soit-il, mon enfant, dit la vieille dame en joignant les mains.
– Sans doute il n’y a pas à craindre un malheur si terrible ! dit Olivier. Il y a deux heures, elle était bien portante.
– Elle est très mal maintenant, répondit Mme Maylie ; et elle n’est pas encore au pis, j’en suis sûre. Oh ! Rose, ma chère Rose ! que deviendrais-je sans elle ? »
La pauvre dame se laissa aller à ces pensées désespérantes, et fut en proie à une si violente douleur, qu’Olivier, maîtrisant sa propre émotion, se hasarda à lui faire des remontrances et à la supplier ardemment, pour l’amour de la chère malade elle-même, de se montrer plus calme.
« Et considérez, madame, dit Olivier, dont les larmes jaillissaient en dépit de tous ses efforts pour les retenir ; considérez combien, elle est jeune et bonne, quel plaisir, quelles consolations elle répand autour d’elle. Je suis sûr... je suis certain... tout à fait certain... pour vous, qui êtes si bonne aussi... pour elle... pour tous ceux dont elle fait le bonheur, qu’elle ne mourra pas. Dieu ne permettra pas qu’elle meure si jeune.
– Chut ! dit Mme Maylie en posant la main sur la tête d’Olivier ; vous raisonnez comme un enfant, mon pauvre garçon ; et, quoique ce que vous dites soit naturel dans votre bouche, vous avez tort. Mais vous me rappelez mes devoirs ; je les avais oubliés un instant, Olivier, et j’espère que cela me sera pardonné : car je suis vieille et j’ai vu assez de maladies et de morts pour savoir quelle douleur éprouvent ceux qui survivent ; j’en ai vu assez pour savoir que ce ne sont pas toujours les plus jeunes et les meilleurs qui sont conservés à l’amour de ceux qui les chérissent. Mais cela même doit être pour nous une consolation plutôt qu’un chagrin : car le ciel est juste, et de telles pertes nous montrent, à n’en pouvoir douter, qu’il y a un monde bien plus beau que celui-ci, et que la route qui nous y mène est courte. Que la volonté de Dieu soit faite ! Mais je l’aime, et Dieu seul sait avec quelle tendresse ! »
Olivier fut surpris de voir que Mme Maylie, en prononçant ces mots, triompha tout d’un coup de sa douleur, cessa de pleurer et reprit son attitude calme et ferme. Il fut encore plus étonné de voir qu’elle persévéra dans cette fermeté, et qu’au milieu des soucis et des soins qui suivirent, Mme Maylie fut toujours prête à tout et maîtresse d’elle-même, remplissant tous les devoirs de sa position avec empressement, et même, à en juger par son extérieur, avec une espèce de gaieté. Mais il était jeune et il ignorait de quoi sont capables les âmes fortes dans de telles circonstances ; comment d’ailleurs aurait-il pu savoir, quand ceux qui possèdent cette force d’âme l’ignorent souvent eux-mêmes ?
La nuit qui suivit ne fit qu’accroître les inquiétudes, et, le lendemain matin, les pressentiments de Mme Maylie ne furent que trop justifiés. Rose était dans la première période d’une fièvre lente et dangereuse.
« Il faut de l’activité, Olivier ; nous ne devons pas nous laisser aller à une douleur stérile, dit Mme Maylie en mettant un doigt sur ses lèvres et en regardant fixement l’enfant. J’ai besoin de faire parvenir en toute hâte cette lettre à M.
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