Losberne ; il faut la porter au village, qui n’est pas à plus de quatre mille d’ici, en prenant la traverse, et de là, l’envoyer, par un exprès à cheval droit à Chertsey. Vous trouverez à l’auberge des gens qui se chargeront d’en fournir un, et je sais que je puis compter sur vous pour vous assurer du départ du messager. »

Olivier ne répondit rien, mais montra par son empressement qu’il voudrait déjà être parti.

« Voici une autre lettre, dit Mme Maylie en réfléchissant un instant ; mais je ne suis pas décidée si je dois l’envoyer maintenant ou attendre, pour l’envoyer, que nous soyons fixés sur l’état de Rose : je ne la ferais partir que si je craignais une catastrophe.

– C’est aussi pour Chertsey, madame ? demanda Olivier, impatient d’exécuter la commission et tendant une main tremblante pour prendre la lettre.

– Non », répondit la vieille dame, en la lui donnant machinalement.

Olivier lut l’adresse, et vit qu’elle était adressée à Henri Maylie, esquire, au château d’un lord ; mais il ne put découvrir chez qui.

« La porterai-je, madame ? demanda Olivier, en regardant Mme Maylie d’un air d’impatience.

– Non, dit-elle en la lui reprenant ; je préfère attendre à demain matin. »

Elle donna sa bourse à Olivier, et il partit à toutes jambes.

Il courut à travers champs, ou le long des petits sentiers qui les séparaient, tantôt cachés par les blés murs qui les bordaient de chaque côté, et tantôt débouchant dans la plaine, où faucheurs et moissonneurs étaient à l’œuvre ; il ne s’arrêta point, sinon pour reprendre haleine de temps à autre pendant quelques secondes, jusqu’à ce qu’il eût atteint, tout en sueur et couvert de poussière, la place du marché du village.

Là, il fit une halte et chercha des yeux l’auberge. Il vit une maison de banque peinte en blanc, une brasserie peinte en rouge, une maison de ville peinte en jaune, et à un des coins de la place une grande maison à volets verts, ayant pour enseigne : Au grand Saint-Georges, vers laquelle il se dirigea rapidement dès qu’il l’eut aperçue.

Olivier s’adressa à un postillon qui flânait devant la porte, lequel, après avoir entendu ce dont il s’agissait, le renvoya au palefrenier, lequel, après avoir entendu le même récit, le renvoya à l’aubergiste, qui était un grand gaillard portant une cravate bleue, un chapeau blanc, une culotte de gros drap et des bottes à revers, et qui s’appuyait contre la pompe près de la porte de l’écurie, avec un cure-dents d’argent dans les dents.

Celui-ci se rendit sans se presser à son comptoir pour écrire le reçu, ce qui prit pas mal de temps ; et, quand le reçu fut prêt et acquitté, il fallut seller le cheval, donner au messager le temps de s’équiper, ce qui prit encore dix bonnes minutes. Pendant ce temps Olivier était si dévoré d’impatience et d’inquiétude, qu’il aurait voulu sauter sur le cheval et partir à toute bride jusqu’au relais suivant. Enfin tout fut prêt, et le petit billet ayant été remis au messager, avec force recommandations de le porter en toute hâte, celui-ci donna de l’éperon à son cheval, partit au galop, et fut en quelques minutes bien loin du village.

C’était quelque chose que d’être assuré qu’on était allé chercher du secours, et qu’il n’y avait pas eu de temps perdu : Olivier, le cœur plus léger, sortait de la cour de l’auberge et allait franchir la porte, quand il heurta par hasard un homme de haute taille, enveloppé dans un manteau, qui entrait juste au même instant dans l’auberge.

« Ah ! dit l’homme en fixant ses regards sur Olivier et en reculant brusquement, que diable est ceci ?

– Je vous demande pardon, monsieur, dit Olivier ; j’étais pressé de retourner à la maison, et je ne vous ai pas vu venir.

– Damnation ! dit l’homme à voix basse en considérant l’enfant avec de grands yeux sinistres. Qui l’eût crû ? on le réduirait en cendres, qu’il sortirait encore du tombeau pour se trouver sur mon chemin !

– J’en suis bien fâché, monsieur, balbutia Olivier, intimidé par le regard farouche de l’étranger ; j’espère que je ne vous ai point fait de mal ?

– Malédiction ! murmura l’homme en proie à une horrible fureur et grinçant des dents ; si j’avais eu seulement le courage de dire un mot, j’en aurais été débarrassé en une nuit. Mort et damnation sur toi, petit misérable ! que fais-tu ici ? »

En prononçant ces paroles incohérentes, l’homme se tordait les poings et grinçait des dents ; il s’avança vers Olivier comme pour lui assener un coup violent, mais il tomba lourdement à terre, en proie à des convulsions et écumant de rage. Olivier contempla un instant les affreuses contorsions de ce fou (car il le supposait tel), et s’élança dans la maison pour demander du secours. Quand il l’eut vu transporter dans l’auberge, il reprit le chemin de la maison, courant de toute sa force pour rattraper le temps perdu, et songeant avec un mélange d’étonnement et de crainte, à l’étrange physionomie de l’individu qu’il venait de quitter.

Cet incident n’occupa pourtant pas longtemps son esprit. Quand il arriva au cottage, il y trouva de quoi absorber entièrement ses pensées, et chasser loin de son souvenir toute préoccupation personnelle.

L’état de Rose Maylie s’était promptement aggravé, et avant minuit elle eut le délire ; un médecin de l’endroit ne la quittait pas. À la première inspection de la malade, il avait pris Mme Maylie à part, pour lui déclarer que la maladie était d’une nature très grave. Il faudrait presque un miracle, avait-il ajouté, pour qu’elle guérît.

Que de fois, pendant cette nuit, Olivier se leva de son lit pour se glisser sur la pointe des pieds jusqu’à l’escalier, et prêter l’oreille au moindre bruit qui partait de la chambre de la malade ! Que de fois il trembla de tous ses membres, et sentit une sueur froide couler sur son front, quand un soudain bruit de pas venait lui faire craindre qu’il ne fût arrivé un malheur trop affreux pour qu’il eût le courage d’y réfléchir ! La ferveur de toutes les prières qu’il avait jamais faites n’était rien en comparaison des vœux suppliants qu’il adressait au ciel pour obtenir la vie et la santé de l’aimable jeune fille prête à s’abîmer dans la mort.

L’attente, la cruelle et terrible attente où nous sommes, quand, immobiles près d’un lit, nous voyons la vie d’une personne que nous aimons tendrement, compromise et prête à s’éteindre ; les désolantes pensées qui assiègent alors notre esprit, qui font battre violemment notre cœur, et arrêtent notre respiration, tant elles évoquent devant nous de terribles images ; le désir fiévreux de faire quelque chose pour soulager des souffrances, pour écarter un danger contre lequel tous nos efforts sont impuissants ; l’abattement, la prostration que produit en nous le triste sentiment de cette impuissance : il n’y a pas de pareilles tortures ! Et quelles réflexions ou quels efforts peuvent les alléger dans ces moments de fièvre et de désespoir ?

Le jour parut, et tout dans le petit cottage était triste et silencieux : on se parlait à voix basse ; des visages inquiets se montraient à la porte de temps à autre, et femmes et enfants s’éloignaient tout en pleurs. Pendant cette mortelle journée et encore après la chute du jour, Olivier arpenta lentement le jardin en long et en large, levant les yeux à chaque instant vers la chambre de la malade, et frissonnant à la pensée de voir disparaître la lumière qui éclairait la fenêtre, si la mort s’abattait sur cette maison. À une heure avancée de la nuit, arriva M. Losberne. « C’est cruel, dit le bon docteur ; si jeune, si tendrement aimée... mais il y a bien peu d’espoir. »

Le lendemain matin, le soleil se leva radieux, aussi radieux que s’il n’éclairait ni malheurs ni souffrances ; et, tandis qu’autour d’elle la verdure et les fleurs brillaient de tout leur éclat, que tout respirait la vie, la santé, la joie, le bonheur, la belle jeune fille dépérissait rapidement. Olivier se traîna jusqu’au vieux cimetière, et, s’asseyant sur un des tertres verdoyants, il pleura sur elle en silence.

La nature était si belle et si paisible ; le paysage doré par le soleil avait tant d’éclat et de charme ; il y avait dans le chant des oiseaux une harmonie si joyeuse, tant de liberté dans le vol rapide du ramier ; partout enfin tant de vie et de gaieté, que, lorsque l’enfant leva ses yeux rouges de larmes et regarda autour de lui, il lui vint instinctivement la pensée que ce n’était pas là un temps pour mourir ; que Rose ne mourrait certainement pas, quand tout dans la nature était si gai et si riant ; que le tombeau convenait à l’hiver et à ses frimas, non à l’été et à ses parfums. Il était presque tenté de croire que le linceul n’enveloppait que les gens vieux et infirmes, et ne cachait jamais sous ses plis funèbres la beauté jeune et gracieuse.

Un tintement de la cloche de l’église l’interrompit tristement dans ses naïves réflexions ; puis, un autre tintement : c’était le glas des funérailles. Une troupe d’humbles villageois franchit la porte du cimetière ; ils portaient des rubans blancs, car la morte était une jeune fille ; ils se découvrirent près d’une fosse, et parmi ceux qui pleuraient il y avait une mère... une mère qui ne l’était plus ! Et pourtant le soleil brillait radieux, et les oiseaux continuaient de chanter.

Olivier revint à la maison en songeant à toutes les bontés que la jeune malade avait eues pour lui, et en faisant des vœux pour avoir encore l’occasion de lui montrer, à maintes reprises, combien il avait pour elle d’attachement et de reconnaissance. Il n’avait rien à se reprocher en fait de négligence ou d’oubli à son égard, car il s’était dévoué à son service ; et pourtant mille petites circonstances lui revenaient à l’esprit, dans lesquelles il se figurait qu’il aurait pu montrer plus de zèle et d’empressement, et il regrettait de ne l’avoir pas fait. Nous devrions toujours veiller sur notre conduite à l’égard de ceux qui nous entourent : car chaque mort rappelle à ceux qui survivent qu’ils ont omis tant de choses et fait si peu, qu’ils ont commis tant d’oublis, tant de négligences, que ce souvenir est un des plus amers qui puissent nous poursuivre. Il n’y a pas de remords plus poignant que celui qui est inutile ; et, si nous voulons éviter ses atteintes, souvenons-nous de faire le bien quand il en est temps encore.

Quand il rentra à la maison, Mme Maylie était assise dans le petit salon. Olivier frémit en la voyant là, car elle n’avait pas quitté un instant le chevet de sa nièce, et il tremblait en se demandant quel changement avait pu l’en éloigner. Il apprit que Rose était plongée dans un profond sommeil dont elle ne se réveillerait que pour se rétablir et vivre, ou pour leur dire un dernier adieu et mourir.

Il s’assit, l’oreille aux aguets, et n’osant pas ouvrir la bouche, pendant plusieurs heures ; on servit le dîner, auquel ni Mme Maylie ni lui ne touchèrent ; d’un œil distrait et qui montrait que leur pensée était ailleurs, ils suivaient le soleil qui s’abaissait peu à peu à l’horizon, et qui finit par projeter sur le ciel et sur la terre ces teintes éclatantes qui annoncent son coucher ; leur oreille attentive au moindre bruit reconnut le pas d’une personne qui s’approchait, et ils s’élancèrent tous deux instinctivement vers la porte, quand M. Losberne entra.

« Quelles nouvelles ? dit la vieille dame. Parlez vite ! Je ne puis vivre dans ces transes. Tout plutôt que l’incertitude ! oh ! parlez, au nom du ciel !

– Calmez-vous, dit le docteur en la soutenant dans ses bras ; soyez calme, chère madame, je vous en prie.

– Laissez-moi y aller, au nom du ciel ! dit Mme Maylie d’une voix mourante ; ma chère enfant ! elle est morte ! elle est perdue !

– Non ! dit vivement le docteur ; Dieu est bon et miséricordieux, et elle vivra pour faire encore votre bonheur. »

Mme Maylie tomba à genoux et essaya de joindre les mains ; mais l’énergie qui l’avait soutenue si longtemps remonta au ciel avec sa première action de grâces, et elle tomba évanouie dans les bras amis tendus pour la recevoir.

 

 

Chapitre XXXIV

 

Détails préliminaires sur un jeune personnage qui va paraître sur la scène. – Aventure d’Olivier.

 

C’était trop de bonheur en un instant.