Omoo-V2

 

OMOO

OU LE VAGABOND DU PACIFIQUE

 

PAR

 

HERMAN MELVILLE

 

 

 

 

Traduit de l’anglais par Jacqueline Foulque

 

À

HERMAN GANSEVOORT de Gansevoort, comté de Saratoga, New York, CET OUVRAGE EST CORDIALEMENT DÉDIÉ par L’AUTEUR, son neveu.

PRÉFACE

C’est peut-être dans les mers du Sud que les particularités proverbiales des marins se révèlent sous leurs aspects les plus farouches. La plupart des vaisseaux qui naviguent sur ces eaux lointaines pratiquent la pêche au cachalot ; ce dur métier est fait pour attirer les matelots les plus intrépides du monde entier, mais il est également propre a développer en eux, de diverses façons, un esprit d’indépendance excessif. De plus, ces voyages sont exceptionnellement longs et dangereux et les seuls ports accessibles se trouvent situes dans les îles sauvages ou à demi civilisées de la Polynésie, ou encore le long de la côte sans loi qui borde à l’ouest l’Amérique du Sud. C’est la raison pour laquelle naissent fréquemment, parmi les équipages naviguant dans le Pacifique, des incidents extraordinaires, qui n’ont d’ailleurs aucun rapport direct avec la pêche à la baleine proprement dite.

Sans avoir le moins du monde la prétention de décrire cette pêche (notre récit n’embrassant pas ce sujet), cet ouvrage vise en partie a donner une idée du genre de vie dont nous venons de parler, en racontant l’histoire circonstanciée des aventures arrivées a l’auteur.

L’autre but poursuivi est d’offrir une description « familière » de la situation actuelle des Polynésiens évangélisés, influencés à la fois par leurs relations fortuites avec les étrangers et par les enseignements des missionnaires.

Marin vagabond, l’auteur vécut environ trois mois en divers endroits de Tahiti et d’Eiméo[1], dans les meilleures conditions pour faire des observations exactes sur le genre de vie des indigènes.

Chaque fois qu’il s’est agi de relater les agissements des missionnaires, nom nous sommes scrupuleusement attaché aux faits, cela va sans dire ; nous avons même parfois jugé bon de citer des voyageurs venus avant nous, afin de corroborer ce que l’auteur offre comme étant le fruit de ses propres observations. Seule une poursuite ardente de la vérité et de la justice l’a conduit à aborder ce sujet. Et s’il s’abstient de donner son avis sur la manière de remédier aux maux signalés, c’est simplement parce qu’il pense qu’après avoir pris connaissance des événements, d’autres que lui seront mieux qualifiés pour le faire.

S’il se glisse un peu de malice envers certains traits curieux des mœurs tahitiennes, ce n’est point par moquerie : les faits sont simplement décrits tels qu’ils frappèrent d’abord, par leur nouveauté, un observateur impartial.

Ce récit commence au moment où Typee[2] prend fin, mais n’a pas d’autre rapport avec lui. Par conséquent, une brève introduction résume pour le lecteur qui ignore ce dernier ouvrage, tout ce qu’il doit en connaître pour comprendre l’histoire.

L’auteur ne tint pas de journal pendant ses randonnées vagabondes dans les mers du Sud ; aussi, en rédigeant en vue de l’édition les chapitres qui suivent, il lui aurait été impossible de préciser les dates avec exactitude et chaque incident a été noté de mémoire. Néanmoins, ayant raconté ces aventures maintes et maintes fois, elles ont fini par se graver dans son souvenir.

Bien qu’il nous semble qu’un ou deux vocabulaires polynésiens rudimentaires aient été publiés, aucun n’a paru sur le dialecte tahitien. En tout cas, l’auteur n’a jamais pris connaissance d’un ouvrage de cette sorte. C’est pourquoi, dans l’emploi des mots indigènes, il n’a été guidé que par sa mémoire auditive[3].

Des renseignements complémentaires concernant l’histoire et les coutumes anciennes de Tahiti, ont été recueillis dans les plus vieux livres de voyages aux mers du Sud, ainsi que dans les Polynesian Researchs d’Ellis.

Le titre de l’ouvrage – Omooest emprunté au dialecte des îles Marquises ou, entre autres sens, ce mot signifie un vagabond, ou mieux, un homme qui erre d’île en île, comme certains indigènes désignés par leurs concitoyens sous le vocable de Taboo Kannakers.

L’auteur ne prétend nullement faire des recherches philosophiques. Il a décrit simplement ce qu’il a vu, sur un mode familier, et s’il s’abandonne parfois à des réflexions, elles sont spontanées et semblables à celles qui se présenteraient sans doute à n’importe quel observateur.

INTRODUCTION

New York, le 26 janvier 1847.

En 1842, au cours de l’été, l’auteur de ce récit visita les îles Marquises, comme simple matelot du gaillard d’avant sur un voilier américain des mers australes. À l’île de Nuka-Hiva, il abandonna son navire qui poursuivit sa route sans lui. Vagabondant à l’intérieur des terres, il arriva dans la vallée de Typee3, habitée par une tribu de sauvages primitifs, d’où un camarade de bord, qui l’accompagnait, réussit à s’enfuir peu de temps après. Au bout de quatre mois d’une captivité sans rigueurs, l’auteur s’échappa sur un canot qui visitait la baie.

Cette embarcation appartenait à un bâtiment à court d’hommes, qui avait récemment mouillé dans une anse voisine. Ayant appris la détention d’un marin à Typee, le capitaine, désireux d’augmenter l’effectif de son équipage, contourna l’île et mit en panne à l’entrée de la baie. Comme les Typees avaient la réputation d’être belliqueux, on envoya alors le canot, monté par des indigènes Tabous originaires de l’autre vallée et ayant à leur tête un interprète, afin d’obtenir la délivrance de l’auteur. Cette manœuvre réussit enfin, mais non sans danger pour tous ceux qui y participèrent. Au moment de son évasion, l’auteur souffrait d’une boiterie douloureuse.

La baleinière ayant gagné la haute mer, le voilier apparut au loin. Ici commence le présent récit.

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

MA RECEPTION À BORD

 

C’est au beau milieu d’un éclatant après-midi tropical que notre évasion de la baie s’accomplit. Le navire que nous recherchions avait mis en panne à une lieue environ du rivage en masquant le grand hunier. Rien d’autre ne troublait l’immense étendue de l’océan.

Vu de plus près, ce n’était qu’un petit bâtiment assez mal entretenu ; la coque, les espars noirâtres, le gréement détendu et décoloré, tout révélait à bord une mauvaise organisation. On devinait qu’il s’agissait d’un baleinier aux quatre embarcations suspendues à ses flancs. Gaillards rudes, à l’air farouche, les matelots en bérets écossais et tricots bleus délavés s’appuyaient nonchalamment aux pavois. Au lieu de présenter ce magnifique teint hâlé couleur de pain brûlé que les marins acquièrent sous les tropiques, certains d’entre eux montraient des joues marbrées de jaune par la maladie.

Sur le gaillard d’arrière, un homme coiffé d’un panama à larges bords suivait notre arrivée à la longue-vue : ce devait être le second.

Au moment d’accoster, une rumeur sourde se répandit sur le pont et tous ces individus nous fixèrent avec un intense étonnement. Ils en avaient bien le droit : sans parler de l’équipage de la pirogue indigène, haletant sous l’effort, gesticulant et vociférant sans arrêt, mon propre aspect ne pouvait que piquer la curiosité. Un manteau en tissu du pays cachait mes épaules, j’avais la barbe et les cheveux longs, et bien d’autres marques encore trahissaient ma récente aventure. Dès que je fus sur le pont, ils me harcelèrent de questions : elles se succédaient si vite que c’est à peine si je pouvais répondre à la moitié d’entre elles.

Je vais donner ici un exemple des coïncidences curieuses qui se présentent souvent aux marins : j’aperçus devant moi deux physionomies familières. Tout d’abord je retrouvai un vieil homme de la marine de guerre dont j’avais fait la connaissance à Rio-de-Janeiro où relâcha le voilier qui m’éloignait de mon pays. L’autre était un jeune homme que j’avais souvent rencontré à Liverpool, quatre ans auparavant, dans une pension pour matelots. Je me souvenais de nos adieux aux portes de Prince’s Dock, au milieu d’un grouillement d’agents de police, de trafiquants, d’arrimeurs, de mendiants et de leurs pareils.