Et nous nous retrouvions là ; les années s’étaient
écoulées, nous avions l’un et l’autre parcouru des lieues et des lieues d’océan
et voici que nous étions réunis brusquement en des circonstances qui me
faisaient presque douter de ma propre existence.
Mais le capitaine ne tarda guère à me faire appeler dans la
cabine.
Très jeune, pâle et mince, il ressemblait beaucoup plus à un
employé de bureau souffreteux qu’à un rude capitaine au long cours. Il me fit
asseoir et donna l’ordre au steward de m’apporter un verre de Pisco[4]. Etant donné mon état de
faiblesse extrême, ce stimulant me fit presque délirer ; aussi c’est à
peine si je puis me rappeler un traître mot de ce que je lui racontai sur mon
séjour dans l’île. À la fin, il me demanda si je consentais à m’« enrôler ».
Naturellement j’acquiesçai : je voulais bien m’engager pour la durée d’une
campagne, sous réserve d’être libéré au prochain port, si tel était mon désir. Il
arrive souvent aux hommes d’embarquer dans les mêmes conditions sur les
baleiniers, dans les mers du Sud. Ma clause étant acceptée, on me fît signer le
rôle d’équipage.
Puis le second fut appelé en bas et on le pria de me
transformer en « homme valide ». N’allez pas vous mettre dans la tête
que le capitaine éprouvait une grande pitié à mon égard : il désirait
simplement utiliser mes services le plus tôt possible.
M’ayant aidé à monter sur le pont, le second me fit étendre
sur le guindeau et se mit à examiner ma jambe ; puis il la soigna à sa
manière avec un produit qu’il tira du coffre aux médicaments. Il l’entortilla
ensuite du haut en bas dans un lambeau de voile et cela formait un si gros
paquet que lorsque j’étendais mon pied sur le cabestan, on aurait pu me prendre
pour un marin souffrant d’un accès de goutte. Pendant cette opération, on
remplaça mon vêtement de tapa[5] par un tricot bleu.
Finalement, animé du désir de me rendre à la civilisation, un des matelots
sacrifia sans rémission mes cheveux et ma barbe à l’aide d’une énorme cisaille
à tondre les moutons, mais l’opération s’effectua au plus grand péril de mes
oreilles.
Le jour touchait maintenant à sa fin. À mesure que la terre
s’estompait au loin, je me sentais tout ragaillardi par mon changement de vie. Mais
la réalisation de nos plus ardents espoirs déçoit bien des fois notre attente !
Sain et sauf à bord d’un navire – ce que je souhaitais instamment depuis si
longtemps – avec la perspective de retrouver enfin des amis et un foyer, j’étais
pourtant accablé par une nostalgie dont je ne pouvais me défaire, à la seule
pensée que je ne reverrais plus ces Marquisiens qui, malgré leur volonté de me
garder prisonnier, m’avaient cependant traité avec une grande bienveillance. Je
les quittais à jamais…
Mon évasion s’était accomplie en pleine exaltation, d’une
façon soudaine et imprévue ; il existait d’autre part un tel contraste
entre le calme somptueux de la vallée et le vacarme, le balancement violent d’un
bateau en mer, que mes récentes aventures semblaient sortir d’un rêve
extravagant. J’avais peine à croire que ce même soleil, qui déclinait
maintenant vers un désert liquide, s’était ce même matin levé sur les montagnes,
tandis que je le contemplais, étendu sur une natte, dans la vallée de Typee.
Lorsque je descendis, à la nuit, dans le poste d’équipage, on
m’installa dans une misérable couchette, une sorte de lit-coffre superposé à un
autre. Sur le fond délabré de ces deux cadres grossiers, des débris de
couvertures étaient éparpillés. Puis on me tendit un bidon de fer-blanc cabossé
contenant environ une demi-pinte de « thé ». C’est par politesse que
ce breuvage porte le nom de thé, car c’est une question que tous les armateurs doivent
régler avec leur conscience, de savoir si le jus des herbes que l’on y voit
flotter mérite cette appellation. Je fus gratifié également d’un cube de bœuf
salé servi sur un biscuit de mer rond et dur, en guise de plateau ; et
sans plus de façon je fis un repas dont la saveur bien relevée, venant après
les festins à la Nabuchodonosor de la vallée, me parut positivement exquise.
Tandis que je me livrais à cette occupation, un vieux marin,
installe sur le coffre juste au-dessous de moi, tirait de sa pipe des nuages de
fumée. Mon dîner achevé, il essuya soigneusement le tuyau de son brûle-gueule
noirâtre sur sa manche, et m’offrit poliment sa bouffarde. C’était bien là une
attention de marin ; pour ce qui est de la délicatesse de cette offre, ceux
qui ont vécu dans les postes d’équipage ne font point les difficiles ; aussi,
après quelques bonnes bouffées destinées à appeler le sommeil, je me retournai
et fis de mon mieux pour sombrer dans l’oubli ; mais en vain. Ma « crèche »,
au lieu d’être disposée d’avant en arrière, suivant l’habitude, s’étendait en
travers du bateau et formait un angle droit avec la quille. Comme le voilier
courait vent arrière, elle était la proie du roulis : aussi chaque fois
que mes pieds montaient et que ma tête s’enfonçait, je craignais de faire la
culbute. Mais j’avais encore d’autres motifs d’inquiétude : à chaque
instant, par l’écoutille ouverte, s’engouffrait un paquet de mer qui venait m’éclabousser
et asperger d’embruns ma figure.
Enfin, après une nuit blanche, coupée à deux reprises par l’impitoyable
sifflet du quart, une faible lueur venant d’en haut perça et quelqu’un descendit.
C’était mon vieil ami à la pipe.
— Par ici, camarade, appelai-je ; fais-moi sortir
de là et aide-moi à monter sur le pont.
— Holà ! Quel est ce croassement ? fut la
réplique, tandis qu’il cherchait à pénétrer l’obscurité où je gisais. Ohé !
Typee, roi des cannibales, est-ce bien toi ? Eh ! dis-moi donc, mon
gaillard, comment qu’il va ton espar ? Le second dit qu’il est dans un
diable d’état, et cette nuit, il a fait affûter la petite scie par le steward :
j’espère qu’il ne va pas te couper en tranches…
Nous arrivâmes au large de la baie de Nuka-Hiva bien avant
le jour, et nous tirâmes de petites bordées jusqu’au matin. Nous étant rapprochés
de la côte, on envoya un canot à terre afin de rapatrier les indigènes qui m’avaient
conduit au bateau. Après quoi, nous appareillâmes à nouveau pour prendre le
large. En mer, il y avait jolie brise, et malgré ma mauvaise nuit, le bon air
frais du matin était tellement revigorant que, dès les premières bouffées, je
retrouvai tout de suite mon entrain.
Je passai la plus grande parue de la journée assis sur le
guindeau, à bavarder avec les hommes ; c’est ainsi que j’appris l’histoire
de la traversée jusqu’à ce jour et tout ce qui concernait le navire et son
mauvais état actuel.
Je renvoie ces questions au chapitre suivant.
CHAPITRE II
QUELQUES DÉTAILS SUR LE VOILIER
D’abord et avant toutes choses, je dois vous décrire un peu
la Julia[6], la Petite
Julie comme l’appelaient familièrement les matelots.
C’était un très vieux trois-mâts barque d’un beau gabarit, jaugeant
plus de deux cents tonneaux et de construction américaine. Armé en corsaire
dans un port de la Nouvelle-Angleterre pendant la guerre de 1812, il avait été
capturé en haute mer par un croiseur britannique. Utilisé ensuite à toutes
sortes d’emplois, il servit enfin dans les eaux australiennes comme courrier du
gouvernement. Ayant été condamné, il avait pourtant été acheté aux enchères
deux ans auparavant par une maison de Sydney qui, après quelques légères
réparations, lui faisait taire la présente croisière.
Malgré les réfections, il se trouvait encore en triste
condition.
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