La basse mâture avait la réputation d’être en mauvais état, les manœuvres dormantes très fatiguées, et les pavois entièrement pourris. Pourtant, il était passablement étanche, et en pompant le matin un peu plus qu’il n’est d’usage, cela suffisait à étaler.

Mais tous ces détails ne concernaient en rien sa marche : sur ce point la vaillante Petite Julie, la brave Petite Julie était une magicienne. Que la brise se montrât forte ou faible, elle était toujours parée ; et lorsqu’elle fendait les vagues de sa proue, se cabrait et piaffait sur la mer, on oubliait vite sa voilure rapetassée et sa coque crevassée. Comme elle filait bien vent arrière, cette rapide créature ! De temps en temps elle roulait, bien sûr, mais simplement par jeu. Lorsqu’elle boulinait, vent debout, même une forte brise ne pouvait la faire dévier de sa route : tendant ses espars, elle fonçait droit dans le lit du vent, et poursuivait ainsi son chemin.

Malgré tout, il ne fallait pas trop présumer de la Petite Julie. Plutôt vive et folâtre de son naturel, c’était une raison supplémentaire de s’en défier. Qui sait si, semblable à ces vieillards pleins de vie qui meurent de consomption d’un seul coup, elle ne pourrait, par une nuit obscure, faire eau et nous entraîner tous par le fond ? Cependant elle ne nous joua pas un si vilain tour, et par conséquent je me montre injuste envers elle en imaginant cela.

Elle avait toute liberté de manœuvre : d’après ses papiers, elle pouvait se rendre où il lui plaisait, pêcher la baleine, le phoque ou n’importe quoi d’autre. Mais on comptait principalement sur la pèche au cachalot, bien que, jusqu’à présent, on n’eût ramené que deux animaux le long du bord.

Le jour où elle appareilla, laissant derrière elle les promontoires de Sydney, l’équipage du navire au complet comprenait trente-deux âmes ; maintenant on n’en dénombrait plus qu’une vingtaine ; les autres avaient déserté, y compris les trois sous-lieutenants qui commandaient les baleinières. Des quatre harponneurs, il n’en subsistait qu’un seul, un Néo-Zélandais sauvage, ou Maori, ainsi que l’on appelle plus habituellement dans le Pacifique ses compatriotes. Mais ce n’était pas tout. Plus de la moitié des marins qui restaient étaient tombés plus ou moins gravement malades à la suite d’une longue escale dans un port fameux par sa débauche ; certains se trouvaient absolument hors d’état de faire leur service ; un ou deux étaient très sérieusement atteints. Les autres s’arrangeaient pour assurer le quart, bien qu’ils ne fussent capables que de peu de travail.

Le capitaine[7] se trouvait être un jeune cockney qui, quelques années auparavant, avait émigré en Australie. Par protection, sans doute (et bien qu’absolument incompétent), il avait obtenu le commandement du navire. Essentiellement « terrien », il n’était, quoique instruit, pas plus fait pour la mer qu’un coiffeur. C’est pourquoi tout le monde se moquait de lui. On l’appelait « le Mousse », « Marin de pacotille », ainsi que d’une demi-douzaine d’autres surnoms manquant de dignité. À dire vrai, les hommes le ridiculisaient ouvertement ; quant à ce chétif gentleman, s’il ne l’ignorait pas, il conservait une humilité bienséante. Entretenant avec son équipage le moins de relations possible, il laissait le second s’occuper de tout. Il avait été confié, disait-on, « à la garde » de ce dernier. Pourtant, malgré sa réserve apparente, le capitaine silencieux avait plus de contact avec les hommes qu’ils ne le pensaient. Bref, bien qu’appartenant à cette sorte d’individus à l’air timide que vous connaissez, il possédait une sorte de ruse tranquille et craintive, dont on ne se serait jamais douté, et qui, par cela même, était d’autant plus efficace. C’est ainsi que le second, nature autoritaire qui croyait toujours faire ce qui lui plaisait, était parfois sa dupe ; et l’on ne pensait pas le moins du monde que certaines décisions impopulaires qu’il prenait, malgré les murmures, pouvaient émaner du petit bonhomme en veste de nankin et escarpins de toile blanche. Mais à en croire les apparences, c’est le second qui dirigeait tout ; et c’était réellement ce qui se passait la plupart du temps ; de toute évidence, le capitaine avait peur de lui.

En ce qui concerne le courage, l’art de naviguer et une aptitude naturelle à soumettre les esprits séditieux, aucun homme n’était mieux qualifié que John Jermin pour cet emploi. Il offrait le type même de la race énergique des hommes petits et trapus. Ses cheveux courts bouclaient en anneaux gris fer tout autour de sa tête ronde comme une boule. Quant à sa figure, elle était fortement marquée, profondément criblée de trous par la petite vérole. Pour le reste, il louchait affreusement d’un œil, et présentait une forte déviation de la cloison nasale ; enfin, lorsqu’il riait, sa bouche démesurée et ses grandes dents blanches lui donnaient l’air d’un requin. En un mot, après l’avoir bien regardé, personne n’aurait jamais osé tenter d’améliorer la forme de son nez, aussi asymétrique qu’il fût. En plus de ses airs belliqueux, Jermin avait un courage indomptable, et l’on s’en rendait compte à première vue.

Tel était notre second, mais il avait un travers : il exécrait tous les breuvages légers et s’en tenait virilement aux boissons fortes. Il se trouvait toujours plus ou moins sous leur influence. Sans mentir, je crois que, prises en quantité raisonnable, elles ne pouvaient faire de mal à un homme de sa trempe, pour balayer les toiles d’araignée de son cerveau, rendre ses yeux brillants et régulariser son pouls.