Jetant son chapeau sur le pont, il se préparait à plonger par-dessus bord pour nager vers la corvette afin de lui demander une embarcation, lorsque le capitaine Guy apparut et le pria de rester tranquille. À ce moment, l’officier de pont du vaisseau français ayant remarqué nos mouvements, héla pour savoir ce qui était arrivé.

Guy le lui apprit à l’aide de son porte-voix, et l’on nous promit de suite des hommes pour aller à la poursuite des fuyards. On entendit les coups de sifflet d’un maître de manœuvres, un ou deux ordres, puis un grand canot s’éloigna à force de rames de l’arrière du navire de guerre. En six coups d’aviron, il nous accosta. Le second y sauta et ils souquèrent ferme vers le rivage.

Une autre embarcation, emmenant un équipage armé, suivit bientôt.

Une heure plus tard, la première revint, halant nos deux baleinières que l’on avait trouvées sur la plage, retournées comme des tortues.

Midi arriva sans que l’on entendit parler des fugitifs. Pendant ce temps, le docteur Long Ghost et moi-même flânions de-ci de-là, faisant plus ample connaissance et contemplant de loin le paysage de la côte. La baie était d’un calme mortel ; le soleil flamboyait au zénith et de temps à autre, une pirogue glissant sans bruit sortait furtivement de derrière les promontoires et filait sur l’eau comme une flèche.

Durant toute cette matinée, nos malades clopinèrent sur le pont, dévorant des yeux la terre où les cocotiers s’agitaient et les invitaient du geste à rejoindre leurs ombrages vivifiants. Pauvres malheureux ! Comme ces délicieuses verdures auraient contribué à rétablir leurs santés délabrées ! Mais Jermin, cet homme au cœur de pierre, avait juré, en blasphémant, que jamais ils ne poseraient le pied sur la plage.

Vers le coucher du soleil, on vit une foule descendre vers la mer. En avant, marchaient les déserteurs, tête nue, leurs chemises et leurs pantalons pendant en loques, le visage couvert de sang et de poussière et le bras garrottés derrière le dos avec des lianes vertes. Les suivant de près, une horde d’indigènes, tumultueuse et hurlante, les aiguillonnait du bout pointu de leurs longues lances, tandis que sur les flancs, le détachement de la corvette les menaçait de leurs sabres dégainés.

Le présent d’un mousquet au roi de la baie, et la promesse d’une pleine poire de poudre pour chaque homme pris, avaient lancé toute la population de la vallée à leurs trousses et la chasse avait été si fructueuse que, non seulement on ramenait les fuyards de la matinée, mais cinq de ceux que l’on avait perdus lors d’une précédente escale. Les naturels, cependant, ne furent que les chiens d’arrêt de cette chasse : ils faisaient lever le gibier de son gîte, mais laissaient aux Français le soin de s’en emparer. Là, comme ailleurs, les indigènes n’ont nulle envie de prendre part à la bagarre qui accompagne la capture d’une petite troupe de marins furieux.

Les fugitifs, ayant réintégré le bord de force, avaient l’air assez penauds ; mais ils reprirent vite le dessus, et considérèrent toute l’affaire comme une plaisante aventure.

CHAPITRE VI

NOUS RELACHONS À LA DOMINIQUE 9

 

Craignant de passer une autre nuit à Vaïtahu, le capitaine Guy appareilla dès qu’il fit noir.

Le lendemain matin, alors que nous nous supposions tous définitivement embarqués pour une longue croisière, nous changeâmes subitement de route pour Hiva-Oa, une île située juste au nord de celle que nous avions quittée. C’était, comme on nous l’apprit, afin de recruter, si possible, plusieurs marins anglais qui, aux dires du commandant de la corvette, avaient récemment déserté à cet endroit d’un baleinier américain, et seraient heureux de s’enrôler à bord d’un navire de leur pays.

Dans l’après-midi, nous reconnûmes la terre, tandis que nous nous présentions par le travers d’une vallée ombragée qui s’ouvrait sur une baie profonde, et serpentait à perte de vue en défilés verdoyants.

— Brasse au vent ! rugit le second en grimpant sur les pavois ; et en un clin d’œil, la Julia cabrée s’arrêta soudain dans sa course, redressa la tête, comme un pur-sang à qui l’on serre la bride, tandis que l’écume moussait en flocons sous ses bossoirs.

C’était l’endroit où nous pensions enrôler les matelots ; aussi l’on para immédiatement un canot pour aller à terre. Il fallait maintenant se pourvoir d’un équipage d’élite uniquement composé d’hommes n’ayant pas envie de s’enfuir. Après une longue délibération entre le capitaine et le second, on arrêta le choix sur les quatre marins les plus dignes de confiance ; ou plutôt on les tria parmi un assortiment rare de personnages suspects, ceci grâce à leur réputation d’un moindre degré de canaillerie.

Armés de sabres jusqu’aux dents – il paraît que les indigènes formaient une clique malfaisante, – ils étaient accompagnés par-dessus le marché du capitaine malade qui, en cette occasion, semble-t-il, avait décidé de se distinguer. En conséquence, outre son sabre, il portait un vieux ceinturon d’abordage dans lequel était glissée une paire de pistolets. Ils prirent tout de suite le large.

Mon ami Long Ghost, possédait, entre autres choses assez rares dans un poste d’équipage, une excellente lunette d’approche qui nous servit utilement en cette occasion.

Lorsque l’embarcation approcha du promontoire de la baie, on ne la voyait plus à l’œil nu, mais on la distinguait nettement grâce à la longue-vue, – pas plus grosse qu’un œuf, et les hommes pareils à des pygmées.

Porté par quelque chose qui paraissait être un long flocon d’écume, le minuscule canot atteignit enfin la plage comme une flèche, au milieu d’une gerbe étincelante. À cet endroit, il n’y avait pas une âme. Laissant un des leurs au bord de l’eau, les autres pygmées mirent pied à terre, regardèrent autour d’eux très attentivement, s’arrêtant de temps à autre pour prêter l’oreille et scruter les frondaisons touffues qui descendaient presque jusqu’à la mer. Au premier coup d’œil, rien ne se montra ; tout était silencieux comme une tombe. Maintenant, notre porteur de pistolets entrait dans le bois, suivi par les autres qui brandissaient leurs lardoires, et je les perdis bientôt de vue. Ils n’y restèrent pas longtemps, prévoyant sans doute quelque embûche s’ils s’aventuraient un peu plus avant dans le vallon.

Presque tout de suite ils se rembarquèrent, et chevauchèrent allègrement les vagues de la baie. Tout à coup, le capitaine se lève précipitamment. Le canot fait demi-tour et de nouveau se dirige vers la côte. Une vingtaine d’indigènes, armés de lances, qui, à travers la longue-vue, semblent des roseaux, viennent juste de sortir du taillis ; ils doivent probablement crier aux étrangers de ne point tant se presser, et de revenir pour prouver leur amitié. Mais on se méfiait d’eux, sans doute, car le canot s’arrêta à une bonne longueur de la plage ; de là, le capitaine, debout sur l’avant, prononce un discours par gestes dont le sens parait être de demander aux insulaires de se rapprocher. L’un d’eux fait quelques pas en avant et répond ; il semble encore inviter les étrangers à ne pas se montrer défiants et à échouer leur bateau sur la grève. Le capitaine refuse et agite ses bras en une nouvelle pantomime. À la fin, il dit quelque chose qui provoque un frémissement dans les javelots ; là-dessus, il décharge sur eux un pistolet qui fait décamper toute la troupe, tandis qu’un pauvre petit diable, laissant échapper sa lance et la main ballante derrière lui, s’enfuit en boitant d’une façon qui me donnait des démangeaisons de tirer sur son agresseur.

De tels actes de cruauté, commis de gaité de cœur, ne sont pas rares de la part des capitaines qui abordent dans des îles relativement inconnues. Même dans le groupe des Paumotous[16] à un seul jour de mer de Tahiti, les insulaires qui se rendent au bord du rivage ont plusieurs fois essuyé les coups de feu des goélettes de commerce pénétrant dans les passes étroites : ce n’est qu’un simple amusement de ces forbans.

En vérité, les marins se font de ces païens nus une idée qui dépasse l’entendement. Ils les tiennent à peine pour des humains. Mais il est à remarquer que plus les hommes sont ignorants et vils, plus ils méprisent ceux qu’ils jugent leurs inférieurs.

Ayant ainsi perdu tout pouvoir de persuasion sur ces sauvages simples, et ne conservant pas l’espoir d’entretenir d’autres relations, le canot revint au navire.

CHAPITRE VII

AVENTURES À HANAMÉNU

 

Au nord de Hiva-Oa se trouvait la vaste et populeuse baie d’Hanaménu, où l’on avait encore des chances de trouver ceux que nous cherchions.