Lieutenant
Jermin, c’est à vous que je parlais ; ayez la bonté de monter sur le pont,
je vous prie, je désire vous voir.
— Et comment diable pourrais-je y arriver ? hurla
furieusement le second. Faites un saut en bas, capitaine Guy, et agissez en
homme. Toi Chips, laisse-moi me lever ! Je te dis de me lâcher ! Ah !
Je te revaudrai cela un jour ! Capitaine Guy, dépêchez-vous !
À cet appel, le pauvre homme entra dans une véritable crise
d’excitation nerveuse.
— Peuh ! Peuh ! Charpentier ! Cessez vos
bêtises ! Lâchez-le, mon ami, lâchez-le ! Vous entendez ? Laissez
le lieutenant Jermin monter sur le pont !
— Laissez-nous tranquilles, espèce de marin d’eau douce,
riposta Beauté. Cette querelle est notre affaire au second et à moi ; retournez
donc à l’arrière, où c’est votre place !
Comme le capitaine plongeait encore une fois sa tête par l’écoutille
afin de répondre, une main invisible lui envoya à la figure un plein bidon de
biscuits et de feuilles de thé imbibés d’eau. Je dois dire qu’à cet instant
précis le docteur ne se trouvait pas loin. Sans attendre davantage, le gentleman
déconcerté, les deux mains sur son visage ruisselant, opéra sa retraite vers le
gaillard d’arrière.
Au bout d’un moment, Jermin, contraint à un compromis, le
suivit, sa chemise en lambeaux, et la face balafrée, ayant tout l’air de s’être
juste dépêtré de quelque engrenage mécanique compliqué. Pendant plus d’une
demi-heure, ils restèrent tous deux enfermés dans la cabine, et l’on pouvait entendre
les accents rauques du second dominer de plusieurs tons la voix basse et égale
du capitaine.
De tous ses démêlés avec l’équipage, c’était le premier où
Jermin avait eu le dessous, et il s’en trouvait d’autant plus exaspéré. En regagnant
l’arrière (c’est le steward qui nous le raconta plus tard), il avertit brutalement
Guy qu’à l’avenir il aurait à veiller en personne sur son propre navire ; que,
pour lui, il ne s’en occuperait plus, si c’était la façon dont il permettait qu’on
traitât ses officiers.
Après beaucoup de belles paroles, le capitaine lui jura
finalement qu’à la première occasion convenable, le charpentier serait fouetté
d’importance, quoique, si l’on voulait considérer les choses bien en face, ce
pourrait être une expérience dangereuse. Après cette décision, Jermin consentit
à contrecœur à laisser tomber l’affaire pour l’instant ; et il noya
bientôt tous ses sentiments touchant le sujet dans un gobelet de flip, douceur
destinée à calmer sa colère et que Guy avait pris la précaution de faire
préparer d’avance par le steward.
Cette histoire n’eut aucune suite.
CHAPITRE V
CE QUI ARRIVA À VAITAHU
Moins de quarante-huit heures après notre départ de
Nuka-Hiva[14] le mirage
bleu de l’île Sainte-Christine nous accueillit au loin. En nous rapprochant de
la rive, on distingua peu à peu les espars noirs et sinistres, la coque effilée
d’un petit bateau de guerre dont les mâts et les vergues se dessinaient avec
netteté sur le ciel. C’était une corvette française au mouillage dans la baie.
Notre capitaine fut ravi de la voir, et, montant sur le pont,
il l’examina, des haubans d’artimon, à travers sa longue-vue. Son intention primitive
n’était pas de jeter l’ancre ; mais, comptant sur la corvette en cas de
difficulté, il venait maintenant de changer d’idée, et mouilla le long de son
bord. Dès que l’on put amener une embarcation, il partit présenter ses devoirs
au commandant, et, à notre avis, prendre également avec lui des mesures pour
capturer les fugitifs.
Il revint moins de vingt minutes après, accompagné de deux
officiers à favoris, en petite tenue, et de trois ou quatre vieux chefs marquisiens
en état d’ivresse tapageuse. L’un d’eux avait les jambes passées dans les emmanchures
d’une veste rouge, un autre ses talons nus garnis d’éperons, un troisième était
coiffé d’un bicorne empanaché. Si l’on exceptait ces parures, ils ne portaient
que le costume habituel du pays : c’est-à-dire une bande de tissu grossier
autour des reins. Malgré leur allure sans grande décence, on apprit que ces
dignes personnages constituaient une députation envoyée par le vénérable clergé
de l’île, et que l’objet de leur visite consistait à mettre un Tabou[15] sévère sur notre bateau,
afin d’empêcher les scènes immorales et les facilités de désertion qui s’ensuivraient
si les indigènes – hommes et femmes – avaient la permission de venir nous
retrouver à bord.
L’affaire se fit sans grand cérémonial. Les prêtres se
retirèrent à l’écart pendant quelques instants ; ils inclinèrent avec
ensemble leurs vieux crânes rasés, et esquissèrent des grimaces. Là-dessus, leur
chef déchira une longue banderole de sa ceinture en tapa blanc et la
tendit à l’un des officiers français, qui, après lui avoir expliqué ce qu’il
fallait en faire, la remit à Jermin. Le second gagna sans tarder l’extrémité de
la baïonnette de clinfoc et y noua le symbole mystique de l’interdit. Ceci mit
en fuite un groupe de jeunes filles que l’on voyait se diriger à la nage vers
nous. Agitant leurs bras en l’air, elles firent écumer l’eau comme des
marsouins, en jetant des cris perçants : Tabou, tabou ! Ayant
fait volte-face, elles revinrent au rivage.
La nuit de notre arrivée, le second et le Maori devaient
faire le guet en se relevant l’un l’autre toutes les quatre heures ; l’équipage
avait été autorisé, comme il arrive parfois lorsqu’on est à l’ancre, à rester
toute la nuit dans le poste. Mais la raison principale de cette décision, en l’occurrence,
marquait un manque de confiance envers les hommes. Il y aurait sûrement
quelques tentatives de fuite : et par conséquent, lorsque arriva le
premier quart de Jermin, sur les huit coups (minuit), – moment où tout était
calme – celui-ci monta sur le pont, tenant d’une main ferme un flacon d’eau-de-vie,
l’autre prête à attaquer la première silhouette qui dépasserait l’écoutille du
gaillard d’avant.
Ayant ainsi pris ses dispositions, il avait, sans nul doute,
l’intention de veiller ; mais il succomba bientôt au sommeil, et dormit
même de si bon cœur que les hommes qui nous faussèrent compagnie cette nuit-là
avaient peut-être été réveillés par ses ronflements.
Il est certain que le second ronflait d’une façon fort
remarquable, et il ne faut pas s’en étonner étant donné son instrument à vent
biscornu. Lorsqu’il revint à lui, l’aube se levait tout juste, mais il faisait
assez clair pour permettre de voir que deux canots manquaient à l’appel. En un
instant il se rendit compte de ce qui était arrivé.
Arrachant de son sommeil le Maori couché sur une vieille
voile, il lui donna l’ordre de parer un autre canot, puis il s’élança comme une
flèche dans la cabine pour apprendre les nouvelles au capitaine. Surgissant à
nouveau sur le pont, il plongea dans le gaillard d’avant pour y prendre deux
rameurs ; mais à peine y arrivait-il, qu’il y eut un hurlement, et que l’on
entendit un éclaboussement retentissant par-dessus bord. C’était le Maori et le
canot – dans lequel il venait juste de grimper pour le tenir prêt à être
descendu – qui roulaient sens dessus dessous dans la mer.
L’embarcation ayant été, à la tombée de la nuit, hissée à sa
place aux porte-manteaux de tribord arrière, quelqu’un avait entamé les palans
qui l’y maintenaient, de telle façon qu’un effort modéré les ferait casser
immédiatement. Bembo avait répondu à ce projet, en démontrant que les
déserteurs devaient avoir calculé son poids spécifique, à un brin de chanvre
près. Il restait encore une baleinière, mais il valait mieux l’examiner avant d’essayer
de la manœuvrer. Et l’on eut raison, car il y avait dans le fond un trou suffisamment
large pour y faire passer un baril : on l’avait sabordée sans aucune pitié.
Jermin était hors de lui.
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