Mais avant de se quitter, le célèbre moniteur reprit :
« Tout de même, je crois que je devrais aller voir l’un des vôtres. Ne me
disiez-vous pas que votre tante se trouvait de passage à Londres ?
— Mais oui, à Baker Street. Allez donc la voir », dit
le jeune homme pour le consoler.
Son maître lui lança un regard aigu.
« Lui avez-vous parlé de cette folie ?
— Pas encore – ni à elle, ni à personne, j’ai trouvé
convenable de vous avertir le premier.
— Oh, quant à ce que vous trouvez convenable, vous ! »
s’écria Spencer Coyle, outré par la profession de foi de son jeune ami. Il
ajouta qu’il se rendrait de ce pas chez Miss Wingrave, sur quoi le rebelle vida
les lieux.
Owen ne partit néanmoins pas tout de suite pour Eastbourne –
il se dirigea vers les Kensington Gardens, assez proches de l’enviable
résidence de Mr. Coyle, lequel était fort dépensier et propriétaire d’une
grande maison. Le fameux moniteur hébergeait ses élèves et Owen avait prévenu
le maître d’hôtel qu’il rentrerait dîner. La journée printanière échauffait son
jeune sang et un livre gonflait sa poche. Après une brève promenade dans les
jardins, il se laissa tomber sur une chaise, tira son volume avec ce doux et
lent soupir qui prélude à un plaisir différé, et allongeant ses grandes jambes,
se plongea dans sa lecture. C’étaient des poèmes de Goethe. Depuis plusieurs
jours, Owen vivait dans un état d’extrême tension, et à présent, la corde
détendue, il se sentait soulagé à proportion. Seulement, trait caractéristique
chez lui, la libération prenait la forme d’un plaisir intellectuel. S’il
renonçait à une carrière brillante, ce n’était pas pour flâner à Bond Street ou
faire parade d’indifférence à la fenêtre d’un club. Au bout de quelques
instants, il oublia tout – la terrible insistance, le désappointement de Mr. Coyle,
et même sa redoutable tante de Baker Street. Si des observateurs l’avaient
surpris, leur exaspération eût été motivée. En effet, nul doute qu’il y eût en
lui de la malignité, car le seul choix de son passe-temps prouvait combien d’heures
il avait gâchées à piocher son allemand !
« Que diable a-t-il, le savez-vous ? »
demanda Spencer Coyle, ce même après-midi, au jeune Lechmere, qui n’avait
jamais entendu le directeur de l’établissement employer langage aussi relâché devant
un élève. Non seulement le jeune Lechmere était le condisciple de Wingrave, mais
il passait aussi pour être de ses intimes, voire son meilleur ami, et jouait à
son insu, aux yeux de Mr. Coyle, le rôle de repoussoir, en faisant par
contraste ressortir les promesses qu’autorisaient les brillantes aptitudes d’Owen.
Lechmere était petit, trapu et tout à fait dépourvu d’inspirations d’aucun
ordre ; et Mr. Coyle qui ne trouvait pas amusant de croire en lui, ne
l’avait jamais jugé moins intéressant qu’en ce moment, où l’on ne pouvait pas
plus déchiffrer sur son visage s’il saisissait la pensée de son maître, que l’on
ne peut préjuger d’un dîner rien qu’en regardant le couvre-plat. Le jeune
Lechmere dissimulait ses faculté de compréhension comme si ç’avaient été des
indiscrétions juvéniles. Non, il ne voyait pas ce que son compagnon d’études
pouvait avoir de plus qu’à l’ordinaire. Force fut donc à Mr. Coyle de
préciser :
« Il refuse de se présenter à l’admission ! Il
envoie promener toute la boutique ! »
La première chose qui frappa le jeune Lechmere fut la verdeur
que cette situation impartissait au langage de son Mentor – comme si Mr. Coyle
se rappelait soudain un vocabulaire oublié. « Quoi ? il ne veut pas
aller à Sandhurst[1] ?
— Il ne veut aller nulle part. Il renonce à l’armée. Il
élève des objections, fit Mr. Coyle d’un ton qui faillit couper le souffle
au jeune Lechmere, des objections contre le métier militaire !
— Mais voyons ! Ç’a été le métier de tous les
siens !
— Leur métier ? Dites plutôt leur religion ! Connaissez-vous
Miss Wingrave ?
— Oh oui. Elle est terrifiante, n’est-ce pas ? »
Déclara avec candeur le jeune Lechmere.
Son instructeur hésita. « Formidable – si c’est ce que
vous entendez dire, et il est bon qu’elle soit ainsi, car dans toute sa personne,
toute bonne vieille demoiselle qu’elle est, elle incarne la force, elle
représente la tradition, les exploits de l’armée britannique la puissance d’expansion
du peuple anglais. Je crois qu’on peut compter sur la famille d’Owen Wingrave
pour le chapitre, mais il faut mettre en branle toutes les influences possibles.
J’aimerais connaître l’étendue de la vôtre. Pouvez-vous quoi que ce soit ?
— J’essayerai de lui porter quelques bottes ! dit
le jeune Lechmere en réfléchissant. Mais il sait un nombre de choses effrayant !
Il a les idées les plus extraordinaires !
— Alors il vous en a communiqué quelques-unes ? Il
vous a fait des confidences ?
— Je l’ai entendu débiter des sornettes à la douzaine !
(L’honnête garçon sourit.) Il m’a dit qu’il le méprisait !
— Qu’il méprisait quoi ? Je ne comprends pas. »
Le plus zélé des pupilles de Mr. Coyle médita un
instant, comme conscient d’une responsabilité.
« Eh bien, le métier de soldat, tout simplement, n’est-ce
pas. Il dit que nous l’envisageons sous un angle faux.
— Il ne devrait pas vous tenir ce langage, à vous !
C’est corrompre la jeunesse d’Athènes ! Semer la sédition !
— Oh, moi je suis à toute épreuve ! affirma le
jeune Lechmere. Et il ne m’a jamais dit qu’il voulait tout plaquer ! J’ai
toujours cru qu’il entendait aller jusqu’au bout, puisqu’il y était obligé. Il
est capable de soutenir toutes les opinions possibles, et de parler jusqu’à
vous brouiller les idées – je dois dire cela en sa faveur. Mais c’est bien
dommage – je suis sûr qu’il aurait fourni une carrière magnifique !
— Dites-le-lui ! Plaidez ! Luttez avec lui !
– au nom du ciel !
— Je ferai de mon mieux ! Je lui dirai que c’est
une honte !
— Oui, faites vibrer cette corde.
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